La religion de la technologie

Préface

Le physicien de Chicago Richard Seed fit sensation dans les médias au début de l’année 1998 quand il proclama qu’il procéderait à des expérimentations de clonage humain en dépit des préoccupations du public à propos des implications humaines et sociales de telles recherches. Son annonce audacieuse suscita un débat animé à travers le monde et provoqua même des efforts politiques afin de légiférer contre ces menées scientifiques. Entièrement ignorée dans toute la clameur, cependant, fut la motivation religieuse au cœur de la déclaration provocatrice de Seed qui, de son point de vue, plaçait son projet au-dessus des préoccupations sociales.

« Dieu a fait l’homme à son image », expliqua Seed dans un entretien du 7 janvier sur Morning Edition de la radio publique nationale. « Dieu a eu l’intention que l’homme ne fasse plus qu’un avec Dieu. Nous n’allons plus faire qu’un avec Dieu. Nous allons avoir presque autant de connaissances et presque autant de pouvoir que Dieu. Le clonage et la reprogrammation de l’ADN est la première étape sérieuse pour « ne faire qu’un avec Dieu ». » En ces termes, Seed se fit succinctement l’écho du refrain central de la religion de la technologie, une foi qui a enflammé l’imagination technologique occidentale pendant un millénaire. Aucun doute que cette mythologie surnaturelle a inspiré de grandes œuvres au service de l’humanité, mais comme l’atteste l’annonce de Seed, elle pourrait bien se révéler être davantage une menace qu’une bénédiction. Malheureusement, le message religieux de Seed ne fut pas entendu et ignoré, et échoua ainsi à provoquer la moindre réflexion à propos des motivations plus profondes sous-tendant l’entreprise scientifique et technologique. Il confirme, toutefois, la thèse centrale de ce livre.

Introduction : La technologie et la religion

Nous nous confrontons en Occident à la fin du second millénaire chrétien de la même manière que nous l’avons commencé, dans une anticipation pieuse de notre destin et de notre délivrance, à cela près que dorénavant nos attentes médiévales assument une expression plus moderne, technologique. Le but de ce livre est de démontrer que l’enchantement actuel par rapport aux choses technologiques – la mesure même des Lumières modernes – est enraciné dans des mythes religieux et dans des imaginaires anciens. Bien que les technologues contemporains, dans leur sobre poursuite de l’utilité, du pouvoir et du profit, semblent définir les normes de la société concernant ce qui est rationnel, ils sont également mus par des rêves distants, des aspirations spirituelles de rédemption surnaturelle. Peu importe à quel point leur démonstration de sagesse mondaine est éblouissante et intimidante, leur véritable inspiration se trouve autre part, dans une quête surnaturelle de la transcendance et du salut.

A l’approche du nouveau millénaire, nous sommes témoins de deux enthousiasmes apparemment incompatibles, d’un côté un engouement répandu pour le progrès technologique et une confiance dans le triomphe ultime de la  raison, d’un autre côté une résurgence d’une foi fondamentaliste qui tient d’un renouveau religieux. La coïncidence de ces deux développements semble étrange, cependant, ceci est dû simplement au fait que nous les supposons à tort comme des tendances historiques opposées et s’opposant.

Depuis les Lumières du dix-huitième siècle, qui proclamèrent la « sécularisation » inévitable de la société, on a généralement supposé que la première de ces tendances remplacerait historiquement la seconde, que le progrès de la technologie scientifique avec sa rigueur rationnelle fondée sur l’expérience pratique et la connaissance matérielle, signala la disparition de l’autorité religieuse et de l’enthousiasme fondé sur la foi aveugle et sur la superstition. La religion, vraisemblablement, appartenait au passé primitif, la science séculière et la technologie à un avenir mature. Cependant nous observons de nos jours que tous deux s’épanouissent simultanément, non seulement côte-à-côte mais aussi main dans la main. Tandis que les chefs religieux promeuvent leur renouveau de l’esprit par une utilisation avide et accomplie des derniers progrès technologiques, les scientifiques et les technologues attestent publiquement toujours plus de la valeur de leurs travaux dans la recherche du savoir divin (1).

Vu d’une perspective historique plus large il n’y a rien de bien particulier à propos de cette coïncidence contemporaine, car les deux tendances n’ont en fait jamais été loin l’une de l’autre. Ce dont nous faisons l’expérience aujourd’hui n’est ni nouveau ni singulier mais, plutôt, une continuation d’une tradition occidentale millénaire dans laquelle le progrès des arts utiles fut inspiré par et fondé sur des attentes religieuses. Cette tradition fut temporairement interrompue – ou, plutôt, obscurcie – seulement pendant le dernier siècle et demi environ par une polémique et une idéologie laïcistes qui exagérèrent grandement le conflit prétendument fondamental entre la science et la religion. Ce à quoi nous avons de nos jours affaire, par conséquent, n’est qu’un renouveau et une réaffirmation d’une tradition historique bien plus ancienne.

Des observateurs contemporains ont soutenu, se faisant l’écho de générations d’apologistes religieux, que la résurgence d’une expression religieuse témoigne de la stérilité spirituelle de la rationalité technologique, que la foi religieuse se renouvelle en tant que complément nécessaire de la raison instrumentale parce qu’elle procure la substance spirituelle dont la technologie manque. Il y a peut-être une certaine vérité dans cette assertion, mais elle présuppose encore l’hypothèse erronée d’une opposition fondamentale entre ces deux phénomènes et ignore ce qu’ils ont en commun. Car la technologie moderne et la foi moderne ne sont ni des compléments ni des opposés, pas plus qu’ils ne représentent des étapes successives du développement humain. Ils sont liés et l’ont toujours été, l’entreprise technologique étant, en même temps, une démarche essentiellement religieuse.

Ce n’est pas dit dans un sens purement métaphorique, afin de suggérer que la technologie est similaire à la religion en ce qu’elle évoque des émotions religieuses d’omnipotence, de dévotion et de révérence, ou qu’elle est devenue une nouvelle religion (séculière) en elle-même et d’elle-même, avec sa propre caste sacerdotale, ses rites ésotériques et ses articles de foi. C’est dit plutôt littéralement et historiquement, afin d’indiquer que la technologie et la religion modernes ont évolué ensemble et que, par conséquent, l’entreprise technologique a été et reste pétrie de foi religieuse.

Le lien étroit entre religion et technologie ne se manifeste probablement nulle part autant qu’aux Etats-Unis, où un enchantement populaire inégalé par rapport au progrès correspond à une attente populaire tout aussi fervente du retour de Jésus Christ. Ce qui a typiquement été ignoré par la plupart des observateurs de ces phénomènes est que les deux obsessions se rencontrent souvent chez les mêmes individus, nombreux étant ceux parmi eux qui sont eux-mêmes des technologues. Si nous observons attentivement certaines des marques distinctives des entreprises technologiques contemporaines, nous pouvons voir le dévot non seulement dans les rangs mais également aux commandes. Les préoccupations religieuses imprègnent le programme spatial à tous les niveaux, et constituent une motivation majeure derrière les voyages spatiaux  et l’exploration spatiale. L’intelligence artificielle prône avec éloquence les possibilités d’une immortalité et d’une résurrection  basées sur la machine, et leurs disciples, les architectes de la réalité virtuelle et du cyberespace, exultent dans leur attente d’une omniprésence et d’une perfection désincarnées semblables à celles de Dieu. Les ingénieurs en génétique s’imaginent en tant que participants divinement inspirés d’une nouvelle création. Tous ces pionniers technologues entretiennent des croyances profondément enracinées qui sont des variations de thèmes religieux familiers.

Par-delà les croyants professés et ceux qui emploient un langage explicitement religieux se trouvent d’innombrables autres individus pour lesquels l’impulsion religieuse est largement inconsciente, obscurcie par un vocabulaire sécularisé mais néanmoins opérationnel. Car ils sont également les héritiers et les porteurs d’une tradition idéologique persistante qui a défini l’entreprise technologique occidentale dynamique depuis ses débuts. Aux Etats-Unis, par exemple, on doit se souvenir que l’industrialisation et l’enthousiasme corollaire pour le progrès technologique émergèrent dans le contexte du renouveau religieux du second grand réveil. Comme l’historien Perry Miller l’a expliqué, « Ce ne fut pas seulement dans le renouveau religieux qu’une doctrine du « perfectionnisme » émergea. La mentalité du renouveau fut sœur de celle technologique. » (2)

Mais le lien entre la religion et la technologie ne fut pas établi dans les ateliers et les églises du nouveau monde. Les racines religieuses de l’enchantement technologique moderne remontent plutôt un millénaire plus tôt à la formation de la conscience occidentale, à l’époque pendant laquelle les arts utiles devinrent pour la première fois impliqués dans le projet chrétien de rédemption. Les moyens terrestres de survie furent désormais tournés vers la fin surnaturelle du salut, et pendant le millénaire suivant, les activités humaines jusqu’ici les plus matérielles et humbles en vinrent à être de plus en plus investies d’une signification spirituelle et d’un sens transcendant – le rétablissement de la divinité perdue de l’humanité.

L’héritage de la religion de la technologie se trouve toujours parmi nous, parmi nous tous. Tout comme les technologues, nous attendons régulièrement bien plus de nos inventions artificielles qu’une simple commodité, un simple confort, ou qu’un simple moyen de survie. Nous demandons la délivrance. Ceci transparaît dans notre quasi-obsession du progrès technologique, dans nos anticipations extravagantes de tout nouveau progrès technique – peu importe à quel point chacun échoue à tenir sa promesse – et, plus important, dans notre incapacité totale à penser et à agir rationnellement par rapport à cette démarche apparemment des plus rationnelles.

Les êtres humains ont toujours créé des mythes collectifs, afin de donner une cohérence, un sentiment de sens et de contrôle, à leur expérience partagée. Des mythes nous guident et nous inspirent, et nous permettent de vivre dans un univers en définitive incontrôlable et mystérieux. Mais si nos mythes nous aident, ils peuvent également au cours du temps nous blesser en nous aveuglant vis-à-vis de nos besoins réels et impératifs. Ce livre décrit l’histoire d’un tel mythe : la religion de la technologie. Il est offert dans l’espoir que nous puissions apprendre à nous désabuser des rêves surnaturels qui résident au cœur de notre entreprise technologique, afin de commencer à rediriger nos étonnantes capacités vers des fins plus mondaines et humaines.

Partie I : La technologie et la transcendance

Chapitre 1 : La ressemblance divine

Le projet dynamique de la technologie occidentale, la marque définissant la modernité, est en fait d’origine et d’esprit médiéval. Un modèle de progrès cohérent, continu et cumulatif dans les arts utiles, s’opposant à une accumulation lente, hasardeuse, d’inventions spécifiques isolées, émergea uniquement dans l’Europe médiévale. Cette entreprise sans précédent refléta un profond changement culturel, un éloignement à la fois des croyances chrétiennes classiques et de celles orthodoxes par lequel des activités humbles jusqu’ici dédaignées en raison de leur association avec le travail manuel, la servitude, les femmes ou les mondanités en vinrent à être dignifiées et dignes de l’attention et de la dévotion de l’élite. Et ce changement du statut social des arts, si ce n’est des artisans, s’enracina dans une innovation idéologique qui investit les arts utiles d’un sens allant au-delà de leur simple utilité. La technologie en vint à être identifiée à la transcendance, impliquée comme jamais auparavant dans l’idée chrétienne de rédemption. Les moyens mondains de survie furent dorénavant dirigés vers la fin surnaturelle du salut.  L’émergence de la technologie  occidentale en tant que force historique et l’émergence de la religion de la technologie furent ainsi deux aspects du même phénomène (3).

Les racines surnaturelles de la religion de la technologie furent distinctement chrétiennes. Car seul le christianisme brouilla la distinction et jeta un pont entre l’humain et le divin. Seulement dans le christianisme le salut en vint à signifier la restauration de l’humanité dans sa ressemblance originelle à Dieu.

Les Juifs qui étaient sans aucun compromis monothéistes croyaient qu’ils étaient le peuple élu de l’unique et seul Dieu, et ainsi bénis du fardeau de la moralité. Il fut toutefois pour eux toujours clair ce qu’était Dieu et ce qu’était l’homme, un point qu’appuie l’histoire de la Genèse. En périodes de grandes épreuves, il est vrai, les prophètes Juifs recouraient à des excès rhétoriques  dans lesquels leur Messie guerrier, venu vaincre leurs ennemis, les délivrer de l’oppression, et rebâtir Jérusalem, assume une dimension surnaturelle. Ainsi, au second siècle av. J.-C., le prophète Daniel eut une vision selon laquelle le « Fils de l’homme […] vint avec les nuées des cieux » afin d’établir « un règne éternel ». Et dans les Apocalypses de Baruch et d’Ezra du premier siècle ap. J.-C., le Messie fut doté de pouvoirs miraculeux lui permettant d’entièrement éliminer toute lutte, toute violence, tout manque et toute mort prématurée (mais pas la mort elle-même). Mais les Juifs firent peu de cas de telles espérances et les abandonnèrent bientôt. Désormais, comme le releva Norman Cohn, « ce ne fut plus les juifs mais les chrétiens qui chérirent et élaborèrent des prophéties selon la tradition de la vision de Daniel » (4).

Dans sa réinterprétation résolument surnaturelle de la prophétie de l’Ancien Testament, comme le grand sociologue des religions Max Weber le releva, le trinitarisme chrétien en vigueur renouvela le polythéisme romain (5), donnant cette fois aux hommes une place dans le panthéon divin. « L’incarnation de Dieu donna aux hommes l’opportunité de faire partie significativement de Dieu », observa Weber, « ou, comme Irénée l’avait déjà formulé, « permit aux hommes de devenir des dieux ». » Selon Augustin, l’Adam originel, ayant été créé à l’image de Dieu, était immortel, un caractère distinctement divin perdu avec la Chute. Le Christ, le « Fils de l’homme […] [qui] doit venir dans la gloire de son père avec ses anges », fut identifié par Paul au « dernier Adam », dont la véritable divinité et immortalité furent révélées avec la Résurrection, et dont l’immortalité fut rendue symboliquement accessible à ses disciples par le rituel de la régénération baptismale. Rappelant la ressemblance divine du premier Adam, la venue du Christ promit le même destin à l’humanité rédimée. Ce fut rendu explicite dans L’Apocalypse de Jean, qui prophétisa une fin heureuse à l’histoire biblique où tous les justes recouvreraient leur divinité dans une succession de résurrections. « Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus. » (6)

« Au moyen de l’interprétation, par conséquent, par une définition de la notion de christianisme », écrivit Grégoire de Nazianze au quatrième siècle, « nous devons affirmer que le christianisme est l’imitation de la nature divine […] Car la première création de l’homme le fut selon l’imitation de l’apparence de Dieu […] et la promesse du christianisme est que l’homme sera restauré  dans le bonheur originel. » Ainsi, pour les chrétiens, les efforts humains pour recouvrer la perfection adamique et imiter la vie du Christ étaient une seule et même chose : la recherche de la divinité. Par la piété et l’ascèse, les saints s’évertuaient à rejoindre les anges, et par leurs efforts dévots parcouraient probablement au moins la moitié du chemin. Sous leur égide le progrès des arts devint finalement encore un autre moyen vers la même fin exaltée (7).

Pendant le premier millénaire chrétien la technologie et la transcendance  appartenaient à deux domaines entièrement différents. Bien que le Christ et Paul aient été des artisans et que de nombreux premiers adhérents à la foi vinrent des classes laborieuses, y compris des femmes, l’élite de l’Eglise hérita d’un dédain classique des arts utiles. De plus, après le quatrième siècle, le dogme orthodoxe, tout en reconnaissant l’importance de telles activités dans le soulagement du sort de l’humanité déchue, nia explicitement qu’ils avaient une quelconque valeur en tant que moyen de rédemption, que seule la grâce pourrait assurer.

« Outre l’art de bien vivre et d’arriver à la félicité immortelle, art sublime qui s’appelle la vertu, et que la seule grâce de Dieu en Jésus-Christ donne aux enfants de la promesse et du royaume », écrit Augustin, le principal auteur de l’orthodoxie chrétienne, dans La Cité de Dieu, « ont été découverts et perfectionnés, par le génie naturel de l’homme, d’innombrables arts et techniques au service non seulement des nécessités de la vie mais également des divertissements humains. » Augustin reconnaît les « réalisations étonnantes » qui s’étaient produites dans la fabrication des vêtements, la navigation, l’architecture, l’agriculture, la céramique, la médecine, l’armement et les fortifications, l’élevage et la préparation des aliments ; en mathématiques, astronomie et philosophie ; ainsi que dans les langues, l’écriture, la musique, le théâtre, la peinture et la sculpture. Mais il souligne encore une fois qu’ « en disant cela, évidemment, je ne pense qu’à la nature de l’esprit humain en tant que gloire de cette vie mortelle, non à la foi et au chemin de la vérité qui mène à la vie éternelle […] Et, souvenez-vous en, toutes ces réalisations prises ensemble ne sont que la consolation qui nous est autorisée dans une vie condamnée à la misère. » (8)

Comme Jacques Ellul, le théologien et philosophe de la technologie, le soutint, se faisant l’écho d’Augustin, la technologie n’existait que pour une humanité déchue, et n’avait aucune signification au-delà de cela. Dans son état de perfection prélapsaire, l’humanité n’avait pas besoin d’un tel artifice, pas plus qu’elle n’en aurait besoin dans le rétablissement de cet état parfait. Ainsi, du point de vue augustéen, la technologie n’avait rien à voir avec la transcendance ; en effet, elle signifiait le déni de la transcendance. La transcendance, le recouvrement de la perfection perdue, ne pouvait être atteinte que par la grâce de Dieu. De plus, ceux ainsi bénis, dit Augustin, participeraient d’un « savoir universel » bien au-delà de l’entendement des simples mortels. « Pensez à quel point ce savoir sera alors grand, beau, certain, infaillible, aisément acquis. Et quel corps aussi, devrons-nous avoir, un corps entièrement sujet à notre esprit et gardé tellement en vie par l’esprit qu’il n’aura besoin d’aucune autre nourriture. » (9)

Au début du Moyen Âge, pour des raisons qui restent obscures, la relation entre la technologie et la transcendance commença à changer. Au cours du temps, la technologie en vint à être identifiée plus étroitement à la fois à la perfection perdue et à la possibilité d’une restauration de la perfection, et le progrès des arts prit une nouvelle signification, non seulement en tant que preuve de la grâce, mais en tant que moyen de préparation pour et que signe sûr du salut imminent. L’historien Lynn White suggère que ce changement d’attitude envers la technologie a pu débuter par l’introduction de la charrue lourde dans l’empire franc. Cette innovation technologique majeure renversa radicalement la relation entre l’homme et la Nature en faisant de la capacité de la machine plutôt que du besoin humain le critère de la division de la terre : « Il avait auparavant été une partie de la Nature ; il devint dorénavant un exploiteur de la Nature. » Peu après, vers 830, un nouveau genre d’illustration du calendrier commença à apparaître parmi les Francs qui mettait en évidence cette nouvelle attitude envers la Nature. Des images de labourage, de fenaison et de récolte représentaient une posture active, coercitive et dominante : « L’homme et la Nature sont deux choses, et l’homme est le maître. » En même temps, pendant l’époque carolingienne, apparue ce que White décrit comme « la première indication que les hommes pensaient au progrès technologique comme étant un aspect de la vertu chrétienne. » (10)

Dans le psautier d’Utrecht, enluminé près de Reims vers 830, se trouve une illustration du Psaume 63 qui donne un avantage technologique à ceux qui sont du côté de Dieu. L’armée des justes se confronte à une armée impie bien plus grande. « Dans chaque camp  une épée est ostensiblement aiguisée. Les impies se contentent d’utiliser une pierre à aiguiser désuète. Les pieux, cependant, utilisent la première manivelle connue en dehors de Chine faisant tourner la première meule connue. L’artiste nous signifie évidemment que le progrès technologique est la volonté de Dieu. » (11)

Cette illustration idéologique innovante fut produite, selon White, « presque certainement par un moine bénédictin », une inférence qui se fonde sans doute sur le fait que les moines bénédictins étaient non seulement de prodigieux enlumineurs  mais également de fervents partisans des arts au service d’une fin spirituelle. Au sixième siècle, Benoît de Nursie fit des arts pratiques et du travail manuel en général des éléments vitaux de la dévotion monastique, en parallèle aux louanges liturgiques à Dieu et à la lecture méditative des Ecritures. Quel que fut son résultat pratique – et les réalisations monastiques à cet égard furent monumentales – le véritable but de tels efforts fut toujours, comme George Ovitt l’a souligné, la recherche de la perfection – « Les théoriciens monastiques favorisèrent le travail manuel mais toujours en tant que moyen vers une fin spirituelle » – et ce fut cette motivation spirituelle primordiale qui inspira de tels résultats sans précédent. « C’est un des faits les plus stupéfiants de l’histoire culturelle occidentale », note Ernst Benz, « que l’accélération et l’intensification saisissantes du progrès technologique dans l’Europe post-carolingienne émana du monachisme contemplatif. » (12)

Ce fut sous l’égide impériale des Carolingiens que l’ordre des Bénédictins devint pour la première fois hégémonique en Europe occidentale. Charlemagne imposa la Règle bénédictine à tous les domaines religieux de son royaume, et son fils Louis le Pieux, un fervent partisan de l’innovation utile, fut le patron originel du mouvement de réforme monastique qui se propagea à travers l’Europe aux dixième et onzième siècles. Sous les auspices impériales, puis féodales et papales, les Bénédictins transformèrent finalement leur dévotion religieuse pour les arts utiles en une révolution industrielle médiévale, se faisant les pionniers de l’utilisation enthousiaste des moulins à eau et à vent et de nouvelles méthodes agricoles. L’élévation monastique de la technologie en tant que moyen vers une fin transcendante lui fit au passage gagner en popularité.

En les investissant d’une signification spirituelle, les Bénédictins accordèrent une dignité nouvelle aux arts utiles, qui se refléta dans les illustrations et les enluminures du calendrier carolingien. Et comme l’indiquent ces illustrations, cette élévation sociale des arts signifia en même temps une élévation idéologique de l’humanité au-dessus de la Nature. En termes idéologiques, cette position exaltée vis-à-vis de la Nature représenta une réaffirmation énergique d’une croyance chrétienne primitive centrale dans la possibilité de la restauration de l’humanité dans sa ressemblance originelle à Dieu, le « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance » de Genèse (1:26), qui avait été compromise par le péché et perdue avec la Chute (13).

Dans le monachisme, tout particulièrement, la recherche chrétienne de cette restauration de l’homme dans la ressemblance à l’image de Dieu devint collective plutôt qu’une obligation simplement personnelle – cet objectif déclaré apparaît dans les chartes de protection et d’exemption des monastères. Au sommet de la renaissance carolingienne, qui fut profondément influencée par le monachisme, Alcuin, le chef de la célèbre Ecole du Palais de Charlemagne, utilisa une telle notion pour exprimer son espoir qu’un renouveau de la sagesse et du savoir avait débuté dans l’empire de Charlemagne. Et comme Gerhart Ladner le releva, par la suite « l’idée de la réforme de l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu devint l’inspiration de tout mouvement de réforme dans […] le christianisme médiéval. » (14)

De plus, la conception de la ressemblance à l’image de Dieu commença aussi à subir un changement significatif pendant cette période. Le point de vue patristique qui avait jusque là prévalu était que l’image divine de l’homme était de nature purement spirituelle, demeurant dans l’âme rationnelle. La restauration de cette image originelle entraînait par conséquent un abandon nécessaire du corps, de la matière. A l’époque carolingienne, particulièrement dans l’œuvre influente de Jean Scot Érigène, le philosophe de la cour du petit-fils de Charlemagne Charles le Chauve, la notion de ressemblance à l’image de Dieu incorpora pour la première fois le corporel – le corps et les sens extérieurs – en tant que corrélatif nécessaire de la raison et de l’esprit. Si l’esprit nécessite le corporel, de ce nouveau point de vue, le corporel fut  à son tour spiritualisé, et la matière devint liée au transcendant. Il est probable que les progrès carolingiens dans et la haute estime pour les arts utiles reflétèrent et renforcèrent une telle mutation de la conception de la ressemblance à l’image de Dieu. De l’avis de l’historien Ernst Benz, cette croyance devint finalement « une des plus fortes impulsions pour le développement et la réalisation technologiques de l’homme […] » « Significativement », écrit Benz, « les fondateurs de la technologie moderne ont pressenti que la justification des objectifs d’une portée des plus considérables de leurs efforts technologiques se trouvait dans la pensée même du destin de l’homme en tant qu’imago dei et dans sa vocation de camarade de travail de Dieu […] dans sa coopération avec Dieu dans l’établissement de son Royaume et […] dans le partage du règne de Dieu sur la Terre. » (15)

La nouvelle conception des arts utiles comme étant distincts, dignifiés, divinement inspirés et valables pour le salut, fut pour la première fois pleinement formulée au neuvième siècle dans l’œuvre du philosophe carolingien Érigène. A ce moment, l’attention croissante accordée aux divers arts et métiers techniques par les observateurs médiévaux avait culminé dans la formulation d’une nouvelle expression générique, les « arts mécaniques », afin de les désigner collectivement en tant que catégorie distincte d’activité humaine – pionnière des expressions ultérieures d’ « arts utiles » et de « technologie ». Augustin, par exemple, n’avait pas un tel vocabulaire à sa disposition, et référait plutôt le lecteur aux « innombrables arts et techniques », aux « réalisations étonnantes », aux « inventions » ou à chaque métier particulier tour-à-tour – la fabrication de vêtements, la navigation, etc. Selon des études récentes, la première utilisation connue de l’expression artes mechanicae pour décrire les arts collectivement apparaît dans l’œuvre d’Érigène, par la suite, alors que l‘intérêt pour l’artisanat grandit, l’expression entra dans l’usage courant. Empruntée à Érigène, elle fut plus tard utilisée par Hugues de Saint-Victor dans sa classification immensément influente du savoir. A la fin du douzième siècle la rubrique avait été pleinement assimilée dans le courant dominant de la pensée médiévale et devint l’expression normale pour désigner les arts technologiques, utilisée par des philosophes tels qu’Abélard, Jean Duns Scot, Bonaventure, Albert le Grand et Raymond Lulle (16).

Érigène formula l’expression « arts mécaniques » dans son commentaire de l’ouvrage du cinquième siècle Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella. Non seulement il reconnut les divers arts utiles comme constituant une classe distincte d’activités mais, aussi, contrairement à Capella, leur accorda un statut sans précédent égal à celui des sept arts libéraux. Dans l’ouvrage de Capella, Mercure donne à son épouse le don de ces sept arts – la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et l’harmonie – chacun représenté dans son exécution par une jeune fille. Capella omet ostensiblement de cette exécution nuptiale les deux disciplines mécaniques de la médecine et de l’architecture, en raison de leur « bassesse » et de leur « indignité ». « Puisque ces dames sont préoccupées par des sujets mortels, que leur habileté réside dans des matières mondaines et qu’elles n’ont rien en commun avec les déités célestes », écrit Capella, « il ne sera pas inapproprié de les dédaigner et de les rejeter. » (17)

Dans une rupture radicale avec la tradition, Érigène réécrit l’allégorie de Capella afin d’inclure les arts mécaniques jusqu’ici dédaignés. Dans sa nouvelle version, la jeune fille philologie, après avoir reçu le don des arts libéraux de Mercure, lui donne en retour le don analogue des sept arts mécaniques, comprenant la médecine et l’architecture. Ainsi les arts mécaniques, bien que non réellement inclus parmi les arts libéraux, sont néanmoins représentés comme ayant une importance égale.

En donnant un tel statut aux arts mécaniques, Érigène insinua que, même s’il n’y avait pas de doute qu’ils étaient préoccupés par les « choses mondaines », ils partageaient néanmoins quelque chose « en commun avec les déités célestes ». Il y eut une connexion entre le terrestre et le céleste, entre la technologie et la transcendance. Tout comme il insista sur l’importance du corporel, l’élément physique de la ressemblance de l’homme à l’image de Dieu, au service du spirituel, il insista de même pareillement sur l’importance des arts dans la restauration de cette image, au service du salut. S’écartant du point de vue augustinien, Érigène soutint que les arts utiles faisaient effectivement partie du patrimoine originel de l’humanité, de sa ressemblance à l’image de Dieu, plutôt qu’un d’un simple produit nécessaire de son état de déchéance. Ainsi les arts mécaniques eurent à juste titre une place d’honneur dans la création divine. Érigène insista sur le fait que la connaissance des arts est innée chez l’homme, un aspect de son patrimoine initial, mais qu’elle en était venue à être obscurcie par le péché depuis la Chute de l’homme, et n’était maintenant plus qu’un vestige obscur de sa perfection originelle. Il croyait cependant que, par l’étude et par un effort pratique, les pouvoirs prélapsaires de l’humanité pourraient être au moins partiellement recouvrés et pourraient contribuer, au passage, à la restauration de la perfection. En d’autres termes, Érigène investit les arts d’un sens spirituel, en tant qu’éléments de la ressemblance de l’homme à l’image de Dieu, et les identifia aux véhicules de la rédemption. Selon la pensée d’Érigène, résumée par un universitaire, « En entreprenant l’étude des arts […] on progresse vers la perfection puisque les arts sont innés chez l’homme. Leur connaissance a été obscurcie par la Chute. Leur recouvrement par l’étude aide à restaurer l’homme dans son état primordial. » (18)

Les arts, écrit Érigène, sont « les liens de l’homme avec le divin, leur culture un moyen de salut. » Il déclare que « tout art naturel se trouve matériellement dans la nature humaine », et soutient que « il s’ensuit que tous les hommes possèdent par nature les arts naturels, mais, en raison de la punition du péché du premier homme, ils sont obscurcis dans l’âme de l’homme et sont enfouis dans une profonde ignorance, en étudiant nous ne faisons rien d’autre que remémorer à notre entendement présent les mêmes arts qui sont conservés profondément dans notre mémoire. » La reconceptualisation audacieusement innovante et spirituellement prometteuse des arts d’Érigène signala un tournant dans l’histoire idéologique de la technologie. Comme un universitaire le note, « Il serait difficile de surestimer l’importance de ce développement. L’accent nouveau sur la place des arts dans l’éducation chrétienne doit être vu comme un des principaux facteurs animant l’intense intérêt du neuvième siècle pour les arts. » Cette nouvelle « christianisation des arts » donna pour la première fois aux moyens de survie mortels un rôle crucial dans l’accomplissement du salut immortel (19).

La légende dit qu’à un âge avancé Érigène devint abbé d’un monastère bénédictin en Angleterre. Que ce soit vrai ou non, il y a peu de doute que la nouvelle conception d’Érigène des arts utiles fut soutenue par la communauté monastique qui l’avait inspiré. Son usage de l’expression « arts mécaniques » réapparaît, par exemple, dans un commentaire monastique postérieur sur Capella par Remi d’Auxerre. Sa notion que les arts mécaniques avaient été divinement inspirés est illustrée dans une nouvelle iconographie du Dieu créateur en tant que maître artisan, qui apparaît pour la première fois à la fin du dixième siècle à Winchester, un important site de la réforme monastique inspirée par les Carolingiens. L’enlumineur monastique d’un livre de l’Evangile fit ici ce que Lynn White décrit comme une « grande innovation », faisant pour la première fois le portrait de la main de Dieu tenant une balance, une équerre et une paire de compas – qui deviendront plus tard le symbole de l’ingénieur du Moyen Âge et de la Renaissance. Vers la même époque, les Bénédictins de la cathédrale de Winchester installèrent le premier organe géant, la machine la plus complexe connue avant l’invention de l’horloge mécanique (20).

Mais ce fut dans le monde de la « mentalité du mécanisme » du douzième siècle que le nouveau point de vue exalté et spiritualisé des arts utiles devint vraiment la norme, particulièrement parmi les Cisterciens innovateurs et les Bénédictins. La prolifération de nouveaux dispositifs – les moulins à eau et à vent, les mécanismes pour forger du métal et broyer des minerais, l’horloge mécanique, les lunettes, la roue à ressort – reflétèrent et renforcèrent cette nouvelle sensibilité (21).

Dans la première moitié de ce siècle, la tradition technique monastique trouva sa plus importante expression écrite dans un traité technique de l’Allemand Théophile le moine. Métallurgiste habile et artisan général ainsi que moine, Théophile fut « le premier homme dans l’Histoire à consigner par écrit quoi que ce soit s’approchant d’un détail circonstanciel d’une technique fondée sur sa propre expérience », selon le métallurgiste et l’historien de la technologie Cyril Stanley Smith. Le livre de Théophile, De Diversis Artibus, fut « une codification religieusement motivée de toutes les techniques existantes pour l’embellissement d’une église », y compris la conception de machines, la fonte de métal, l’émaillage, la peinture, la fabrication de verre, le tréfilage et l’étamage. Sa révérence envers de tels métiers était notable, en particulier dans un monde dans lequel la plupart des artisans étaient soit des esclaves soit des serfs domaniaux. Les orfèvres et les forgerons avaient quelquefois joui d’un statut relativement privilégié en raison de la valeur honorifique plutôt que productive de leur travail, telle que la fabrication des pièces, des bijoux et des armes. Les arts furent ici exaltés en raison de leur association avec la dévotion spirituelle. Pour Théophile également, George Ovitt note que « les fins spirituelles furent primaires […] les aspects pratiques furent poursuivis pour la gloire de Dieu et la perfection de soi. » (22)

A la manière de Théophile, l’abbé Arnaud de Bonneval s’émerveillait des innovations techniques introduites par la reconstruction de Clairvaux, la grande abbaye mère des Cisterciens, consacrant une attention détaillée en particulier à la machinerie entraînée par l’eau du fraisage, du foulage, du tannage et de la forge, qui constituait ce qui a été décrit comme une véritable révolution industrielle médiévale. Un autre observateur monastique de Clairvaux décrit un tamis à farine et un moulin à foulon automatiques et, émerveillé par le « pouvoir abstrait de l’eau s’écoulant à travers l’abbaye et cherchant chaque tâche », remercie Dieu d’une telle technologie allégeant le travail. La mécanisation monastique des métiers, ainsi que des projets de construction majeurs tels que la construction d’églises et d’aqueducs, étaient en effet devenus, et étaient clairement reconnus comme, une « tâche sacrée » (23).

La spiritualisation et par conséquent l’élévation de telles activités pratiques au douzième siècle fut pleinement reconnue et puissamment renforcée dans l’œuvre extrêmement influente du chanoine augustinien Hugues de Saint-Victor. Dans sa classification innovante du savoir, le Didascalicon, Hugues accorde « une dignité psychique et un intérêt spéculatif sans précédent aux arts mécaniques. » Grandement inspiré par le commentaire d’Érigène sur Capella, Hugues emprunta la rubrique « arts mécaniques » d’Érigène en tant qu’ « expression générique de tous les métiers manuels ». De plus, il élabora à partir de la refonte créative d’Érigène de l’allégorie de Capella en précisant en détail les sept arts mécaniques offerts par Philologie à Mercure en échange des sept arts libéraux. Ceux-ci comprenaient la fabrication des vêtements, l’armement et la construction, le commerce, l’agriculture, la chasse et la préparation de la nourriture, la médecine et le théâtre (24).

Inspiré par les idées d’Érigène, Hugues, de même, « lia les arts mécaniques ainsi que libéraux directement au salut et à la restauration de l’homme déchu. »  Bien qu’en tant qu’augustinien Hugues identifiait la technologie exclusivement au monde déchu (et au premier acte de l’homme déchu, la fabrication des vêtements), il maintint néanmoins, en rupture marquée avec Augustin, que les arts utiles constituaient un moyen de restaurer la perfection de l’humanité, son image divine originelle. Suivant Érigène, Hugues croyait que cette perfection prélapsaire n’était pas seulement spirituelle, comme l’avait soutenu Augustin, mais également physique. Il soutint par conséquent que « l’œuvre de restauration inclut la réparation de la vie physique de l’homme » ainsi que celle spirituelle. Pour Hugues, selon la médiéviste Elspeth Whitney, « les arts mécaniques fournissent tous les remèdes à notre faiblesse physique, une conséquence de la Chute, et, comme les autres branches du savoir, se trouvent finalement subsumés dans la tâche religieuse de restaurer notre véritable nature prélapsaire. Par conséquent, « par sa relation à la fin ultime de l’homme, la recherche des arts mécaniques acquit une sanction religieuse et morale », écrit Hugues de Saint-Victor, « c’est ce qu’ils se proposent, à savoir restaurer en nous la ressemblance divine. » (25)

Avec Hugues la reconception monastique des arts utiles fut pleinement articulée en tant que moyen de réunion avec Dieu, un thème soutenu au treizième siècle par Michael Scot, qui soutenait que « l’objectif primaire des sciences humaines est de restaurer l’homme déchu dans sa position prélapsaire », et par le moine franciscain Bonaventure, qui, de même, « sanctifia les arts mécaniques et les plaça dans le cadre des savoirs dont la source et la fin est la lumière de Dieu ». Une telle œuvre – par un chanoine, un laïc et un moine mendiant – non seulement ratifia la vertu morale des arts utiles mais aida également à répandre de telles idées monastiques au-delà du cloître, favorisant en Europe un engagement émotionnel unique  pour la machine, s’enracina dans une « acceptation des mécanismes en tant qu’aides pour la vie spirituelle » (26).

Chapitre 2 : Le millenium : La promesse de la perfection

Bien que des générations successives de moines s’étaient dédiées de nouveau à la restauration de la divinité de l’humanité, leurs efforts pieux avaient manqué de tout enregistrement tangible de leur réalisations cumulées. Avec l’identification du progrès des arts utiles en tant que moyen vers cette fin exaltée, cependant, leurs efforts parvinrent à une expression concrète, et par conséquent une preuve évidente de leur progrès vers la perfection. Le développement de la technologie donna dorénavant une certaine assurance que l’humanité était effectivement sur le chemin de la restauration. Par conséquent, l’invention technologique fut dûment incorporée au commentaire biblique et ainsi à l’histoire chrétienne.

En même temps, à partir du milieu du douzième siècle émergea du monde monastique une conception millénariste radicalement renouvelée de l’histoire chrétienne, un sens du temps dynamique et téléologique qui enthousiasmerait profondément l’espoir chrétien et accélèrerait le progrès technologique qui lui était dorénavant lié. Pour Augustin, l’époque historique, l’occupation fastidieuse et pénible de l’homme, était homogène et invariable ; la résurrection du Christ fut certes un signe de promesse mais l’Histoire ne présentait aucune autre indication d’un mouvement vers une restauration de la perfection. Seul Dieu connaissait l’agenda, qui était dissimulé à l’homme ; si une quelconque corrélation existait entre les évènements humains et la fin divine, elle ne pourrait jamais être connue. La nouvelle mentalité millénariste changea tout cela. Revitalisation de l’élite et réinterprétation des croyances du christianisme primitif, elle situa le processus de restauration dans le contexte de l’histoire humaine et le redéfinit en tant que recherche active et consciente plutôt qu’en tant qu’espoir simplement passif et aveugle. De plus, elle brisa le code divin au sujet de la destinée humaine, de la véritable relation entre le temporel et le transcendant, offrant ainsi une preuve du progrès passé et de la direction du futur. La restauration de la ressemblance divine de l’humanité, la trajectoire transcendante du christianisme, devint ainsi dorénavant en même temps un projet historique immanent. Par conséquent, la recherche d’une perfection renouvelée – par une myriade de moyens qui inclurent dorénavant le progrès des arts – acquit une cohérence, une confiance, un sens de la mission et une impulsion. Ce nouveau millénarisme historicisé aurait une influence énorme et durable sur la psyché européenne et il encouragea comme jamais auparavant l’union idéologique de la technologie et de la transcendance. La technologie devint dorénavant en même temps une eschatologie (27).

La notion chrétienne de millenium se fonde sur la prophétie de l’Apocalypse de Jean, le dernier livre de la Bible, qui est lui-même issu d’une ancienne prophétie hébraïque. Dans sa vision, Jean de Patmos prédit un règne de mille ans sur Terre du Messie revenu, le Christ, avec un corps d’élite des élus. En effet, ce dernier livre de la Bible est un retour au premier livre, la Genèse, mais dorénavant avec une fin heureuse. L’issue de la Chute est ici inversée, la malédiction est levée, et une humanité rédimée est autorisée à retourner au paradis, à manger depuis l’arbre de vie et à recouvrer la perfection originelle d’Adam, l’immortalité et la sainteté.

« Souviens-toi donc d’où tu es déchu, et repens-toi, et fais les premières œuvres […] A celui qui vaincra, je lui donnerai de manger de l’arbre de vie qui est dans le paradis de Dieu […]
Et je vis : et voici l’Agneau se tenant sur la montagne de Sion, et avec lui cent quarante-quatre milliers, ayant son nom et le nom de son Père écrits sur leurs fronts […] et ils chantent un cantique nouveau devant le trône […] Et celui qui était assis sur le trône dit : Voici, je fais toutes choses nouvelles […]
Et il me dit : C’est fait. Moi, je suis l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin. A celui qui a soif, je donnerai, moi, gratuitement, de la fontaine de l’eau de la vie. Celui qui vaincra héritera de ces choses, et je lui serai Dieu, et lui me sera fils […]
Et il me montra un fleuve d’eau vive, éclatant comme du cristal, sortant du trône de Dieu et de l’Agneau. Au milieu de sa rue, et du fleuve, de çà et de là, était l’arbre de vie […] Et il n’y aura plus de malédiction […]
Bienheureux et saint celui qui a part à la première résurrection […] Ils seront sacrificateurs de Dieu et du Christ, et ils règneront avec lui mille ans. » (28)

Le millénarisme est, par essence, l’espoir que la fin du monde est proche et que, par conséquent, un nouveau paradis terrestre est à portée de main. Dans les premiers siècles de l’ère chrétienne une myriade de voix millénaristes annonça l’avènement imminent du Royaume de Dieu, qui tira son inspiration de la prophétie biblique et d’une vision mystique. Mais ces voix furent vite marginalisées par la caste sacerdotale qui incarnait le pouvoir et l’autorité de l’Eglise. Du point de vue de cette élite émergente, le millenium avait déjà débuté avec l’établissement de l’Eglise et ils étaient les saints terrestres. Pour eux, une croyance en un millenium encore à venir était subversive parce qu’elle suggérait que le Royaume de Dieu n’était pas encore arrivé mais appartenait à une époque future au-delà de l’Eglise. Ainsi, bien qu’à la fin du deuxième siècle l’évêque Irénée de Lyon pouvait aisément apporter sa sanction à et soutenir personnellement l’espoir millénariste, ses écrits sur un tel sujet furent finalement détruits ; en 431, le concile d’Éphèse condamna formellement la croyance millénariste en tant qu’hérésie (29).

En dépit de la condamnation officielle, la croyance en un millenium futur continua à se répandre, principalement comme une expression d’un désespoir et d’une contestation populaires. L’élite ecclésiastique médiévale n’offrait ni n’entretenait l’espoir d’un paradis terrestre au-delà de l’Eglise. Au haut Moyen Âge, cependant, à la suite du renouveau religieux, d’un mouvement de réforme rigoriste de l’Eglise, des croisades et des menaces extérieures renouvelées contre la chrétienté, le millénarisme regagna un certain degré de respectabilité chez l’élite, en particulier chez les nouveaux ordres religieux, qui firent usage d’une mythologie apocalyptique afin de valider leur identité et leur destin, et magnifièrent ainsi leur importance (30).

Le prophète fondateur de cet espoir renouvelé fut un abbé cistercien de Calabre, Joachim de Flore. A la recherche de la forme la plus parfaite de monachisme, ce réformateur ardent rigoureusement monastique et ascète quitta finalement l’ordre des cisterciens afin d’établir son propre monastère à Flore, qu’il nomma d’après Saint Jean. Joachim avait été grandement influencé par les mouvements monastiques et de réforme de l’Eglise, par les croisades et par les conflits apparemment apocalyptiques entre les papes et les empereurs, le christianisme et l’islam. Pour Joachim, l’Antéchrist était apparu sous forme humaine en Saladin, qui conquit Jérusalem en 1187, signifiant que le millenium était à portée de main. De son point de vue, les moines réformés constituaient la garde sainte de l’humanité rédimée, préparée non à défier mais à défendre l’ordre établi de la chrétienté.

Inspiré par une vision alors qu’il lisait l’Apocalypse de Jean, Joachim formula ce qui a été décrit comme le « système prophétique le plus influent connu en Europe jusqu’au marxisme », qui « déclencha la plus grande révolution spirituelle du Moyen Âge ». Dans sa vision, écrit Joachim, le sens millénariste de l’histoire, le plan de Dieu pour l’humanité, lui fut révélé. Il enseigna que la structure divinement prédéterminée de l’histoire pouvait être connue par l’étude de la prophétie biblique, en particulier la prophétie de Saint Jean. Sous cet angle, il y avait un motif discernable dans l’Histoire ; elle avait une impulsion, une direction et un sens fondés sur les évènements finaux vers lesquels elle s’avançait – la réunification millénariste de l’homme avec Dieu. Dans son Exposé de l’Apocalypse, Joachim déclare que la prophétie de Saint Jean est « la clé des choses du passé, la connaissance des choses à venir ; l’ouverture de ce qui a été scellé ; la découverte de ce qui est caché ». Par son aperçu nouveau du sens de la prophétie biblique, il prétendit être capable non seulement d’interpréter le sens des évènements humains jusqu’alors mais, plus important, de lire les signes des, et ainsi prédire, les évènements à venir. Armés de telles connaissances préalables, qui comprenaient une anticipation de leur propre rôle déterminé, les élus n’avaient plus besoin d’attendre passivement le millenium ; ils pouvaient dorénavant œuvrer activement à son accomplissement (31).

Joachim décrivit le mouvement historique vers le millenium comme une succession de trois étapes, chacune représentant un élément de la trinité. La première étape, celle du Père, est l’ordo conjugatorum, initiée par Adam et symbolisée par la famille et l’état marital. La deuxième, celle du Fils, est l’ordo clericum, initiée par le Christ et incarnée par le sacerdoce. La troisième et finale étape de l’Histoire, celle du Saint Esprit, est l’ordo monachorum, initiée par Saint Benoît et représentée par le moine. Cette troisième étape, une période de transition que Joachim croyait être dans sa phase finale de préparation millénaire, fut une époque marquée par l’apparition des viri spirituales, les hommes spirituels qui constituaient l’avant-garde sainte de l’humanité rédimée. Pour Flore, ceux-ci étaient « l’ordre des moines à qui les derniers bons moments sont accordés ». Par la contemplation spirituelle et la prédication, ils provoqueraient une illumination spirituelle générale et libéreraient l’humanité de sa misère (32).

Joachim, qui devint le conseiller apocalyptique de trois papes ainsi que des plus puissants souverains de son époque, croyait que le millenium, anticipé dans la dévotion de ses disciples monastiques, devait débuter en 1260. Peu après sa mort en 1202, cependant, le flambeau de la troisième étape fut repris par un nouveau genre d’hommes spirituels, les moines mendiants. Les Franciscains, en particulier les partisans les plus radicaux ou « spirituels » de Saint François d’Assise, mirent l’accent sur leur rôle de transition en tant que prêcheurs dans le monde plutôt qu’en tant que simples contemplatifs dans le cloître. La prophétie millénariste de Joachim de Flore fournit à ces réformateurs une compréhension de leur mission historique dans le monde ; ils éditèrent et commentèrent avec enthousiasme ses écrits, qui semblaient confirmer leur rôle prééminent et prédestiné dans la recherche du millenium. Ainsi, en dépit d’une condamnation officielle permanente, qui mettait encore même l’élite des millénaristes en péril, les enseignements prophétiques de Joachim de Flore firent régulièrement partie de la « souche commune de la mythologie sociale européenne » (33).

Les mendiants furent succédés en tant que porteurs de la troisième étape par des siècles de successeurs autoproclamés, qui chacun à leur tour ajoutèrent de nouvelles dimensions à la préparation millénariste. Les Franciscains eux-mêmes, ayant mis l’accent sur l’évangélisation par rapport à la contemplation, reconnurent également un autre moyen d’anticipation millénariste : le progrès des arts. Au treizième siècle, cette inspiration millénariste derrière le progrès technologique était déjà représentée anonymement dans l’œuvre d’innombrables bâtisseurs de cathédrales, les artisans les plus avancés de leur époque, dont les représentations muettes en pierre suggèrent une préoccupation par le jugement divin et par la fin du monde. Leurs efforts pour améliorer les compétences techniques ne furent pas conçus comme un moyen d’améliorer la condition de l’homme dans l’ordre présent des choses, constate Arnold Pacey. « Ils allaient plutôt de l’avant à la rencontre d’un ordre éternel, une nouvelle Jérusalem, que la cathédrale symbolisait elle-même. » (34)

En même temps, certains des Franciscains les plus radicaux commencèrent à donner voix à cette nouvelle mentalité artistique, aucun avec plus de force que Roger Bacon. Ayant hérité du nouveau point de vue médiéval sur la technologie en tant que moyen de restaurer la perfection originelle de l’humanité, Bacon la plaça dorénavant dans le contexte de la prophétie, la prédiction et la promesse millénaristes. Si Bacon, suivant Érigène et Hugues de Saint-Victor, perçut le progrès des arts comme un moyen de restaurer la divinité perdue de l’humanité, il le percevait désormais en même temps, suivant Joachim de Flore, comme un moyen d’anticiper et de préparer le Royaume à venir, et comme un signe certain en et de lui-même que ce Royaume était à portée de main.

Le millénarisme joachimite lia les évènements de l’Histoire à la fin de l’Histoire. Roger Bacon, le savant franciscain légendaire qui étudia et enseigna aux universités d’Oxford et de Paris pendant le treizième siècle, était empreint de cette nouvelle tradition médiévale. Décrit typiquement comme un visionnaire du progrès technologique moderne, Bacon fut en fait amarré à son propre milieu millénariste. S’il reconnut le potentiel pratique de la philosophie naturelle, il exhorta à un développement plus important des arts et imagina des inventions modernes telles que des voitures, des bateaux, des sous-marins et des avions à moteur, il le fit seulement par référence à la fin des temps, qu’il croyait être à portée de main (35).

« Tous les hommes sages croient que nous ne sommes pas très éloignés de l’époque de l’Antéchrist », écrit Bacon, qui fut grandement influencé par l’héritage de Joachim de Flore. Bacon cite l’autorité de Joachim en suggérant que les invasions tatares contemporaines signalaient l’arrivée de l’Antéchrist. Comme Joachim, Bacon était lui-même un réformateur ascète qui condamnait la décadence du monde, la corruption de l’Eglise, et les querelles entre les ordres religieux, et les voyaient aussi comme des signes de la venue de l’Antéchrist. Il exhorta ses camarades franciscains et l’Eglise à étudier la prophétie joachimite afin d’être prévenus à propos des évènements finaux de l’Histoire ; il se référa continuellement aux 144000 élus de l’Apocalypse de Jean qui mèneraient la bataille contre Satan, était obnubilé par le spectre de l’Antéchrist, et invoquait l’idée d’un pape angélique en tant que symbole de la troisième étape de Joachim (36).

Ce fut dans cet esprit apocalyptique que Bacon conseilla au pape de développer les arts utiles. Il avertit que « l’Antéchrist utilisera tous ces moyens librement et efficacement afin d’écraser et de confondre la puissance de ce monde », et recommanda urgemment que « l’Eglise considère l’usage de ces inventions […] en raison des futurs périls de l’époque de l’Antéchrist face auxquels avec la grâce de Dieu il serait aisé de faire face si les prélats et les princes promeuvent l’étude des et enquêtent sur les secrets de la Nature et les arts. » (37)

A cette époque, Bacon croyait, suivant la tradition d’Érigène et d’Hugues de Saint-Victor, que les arts étaient l’héritage des « fils d’Adam », qu’ils avaient autrefois été pleinement connus quand l’humanité reflétait encore l’image de Dieu, qu’ils avaient été perdus en raison du péché mais avaient déjà été en partie recouvrés, et qu’ils pourraient à nouveau l’être pleinement dans le cadre de la restauration de la perfection originelle, par un effort diligent et dévot. Dans son Opus Majus Bacon déclara que « la philosophie dans sa perfection » avait originellement été accordée à l’homme par Dieu, en particulier aux « saints des commencements ». Il identifiait les causes de l’erreur du savoir humain à la Chute : « En raison du péché originel et des péchés particuliers des individus, des parties de l’image ont été endommagées car la raison est aveugle, la mémoire faible et la volonté dépravée. » Et il maintenait pourtant que « la vérité se renforce et continuera ainsi jusqu’au jour de l’Antéchrist. » La philosophie, écrit Bacon, « est seulement le déploiement de la sagesse divine par l’apprentissage et l’art », le « but entier », lequel « est que le Créateur soit connu par la connaissance de la créature. » Son manuscrit se termine par la promesse de la restauration de la divinité de l’humanité par la réunification avec Dieu : « par la participation en Dieu et en Christ nous devenons un avec lui et un en Christ et sommes des dieux […] Et qu’est-ce qu’un homme peut chercher de plus dans cette vie ? » (38)

Bien que Bacon mette l’accent sur l’utilité de la connaissance, sa notion d’utilité fut résolument surnaturelle. Il déclara avec défiance son mépris du monde et se préoccupa lui-même plutôt des « choses qui mènent à la félicité dans la vie d’après ». Pour Roger Bacon, le progrès de la technologie fut doublement dédié à la transcendance et au salut : d’un côté, comme un moyen de recouvrer la connaissance de la Nature qui faisait partie de l’héritage divin de l’humanité, sa ressemblance originelle à l’image de Dieu, et, de l’autre côté, comme un moyen de triompher de l’Antéchrist en anticipation du millenium. Si les monastiques avaient élevé les arts utiles en tant que moyen de restaurer leur propre perfection originelle, dorénavant les mendiants comme Bacon les dignifièrent davantage en proclamant leur usage providentiel dans la recherche historique de cette perfection, en tant que préparation pour la rédemption millénaire de l’humanité (39).

Aux treizième et quatorzième siècles, d’autres Franciscains radicaux partisans des arts suivirent l’initiative de Bacon, parmi eux le célèbre triumvirat de la science catalane, Raymond Lully, Arnaud de Villeneuve et Jean de Roquetaillade. Lully, un supérieur franciscain, était un médecin praticien ainsi qu’un astrologue et était renommé pour sa connaissance de la chimie et de la métallurgie. Comme Bacon, il était également empreint de la tradition prophétique. Dans son Ars Magnus, il prétendit que son « Art », qu’il espérait être utilisé afin de convertir les Arabes au christianisme, lui était parvenu par une illumination divine. Il rédigea un commentaire volumineux de Joachim ainsi que ses propres prophéties au sujet de la venue de l’Antéchrist, s’appuyant sur les prophéties bibliques d’Ézéchiel, de Daniel, et en particulier de l’Apocalypse de Jean. Comme Bacon, Arnaud de Villeneuve était très proche du mouvement spirituel franciscain ainsi qu’un fervent partisan de la science naturelle. Il était connu pour des travaux médicaux et alchimiques dans lesquels la critique de l’Eglise se combinait aux idées joachimites d’une fin rapide du monde et de la venue de l’Antéchrist. » (40)

Jean de Roquetaillade, un autre supérieur franciscain, a été reconnu comme le véritable fondateur de la chimie médicale, dont les travaux, en particulier concernant la distillation et l’efficacité médicale de l’alcool, signalèrent un passage de la chimie des méthodes qualitatives d’investigation aux méthodes quantitatives. Le gros de cet effort, toutefois, fut dévoué aux écrits théologiques et en particulier prophétiques. Il était connu de ses contemporains pour sa prédication apocalyptique, pour laquelle il passa une partie considérable de sa vie en prison. En tant qu’évangélistes et missionnaires dans le monde, les Franciscains joachimites portèrent le message millénariste au-delà du cloître. En même temps, ils formulèrent dans leur prêche et leurs écrits ce qui deviendrait une eschatologie de la technologie extrêmement influente et durable, une perception du progrès des arts utiles à la fois comme une anticipation approximative de, un signe apocalyptique de et une préparation pratique à la restauration prophétisée de la perfection (41).

Si certains Franciscains promurent directement les arts, comme Bacon et ses successeurs catalans, la plupart le firent indirectement, par leur mission évangélique primaire, la conversion de toutes les races au christianisme. Selon la prophétie biblique et joachimite, en particulier l’Apocalypse de Jean, une telle conversion mondiale était une condition préalable à et une indication indubitable de la venue du millenium. « Dieu a appelé tous les peuples de la Terre à se hâter de se préparer à entrer dans et à profiter de ce festin éternel », écrit le missionnaire franciscain du seizième siècle Gerónimo de Mendieta au Nouveau Monde. « Cette vocation de Dieu ne doit pas cesser jusqu’à ce que le nombre des prédestinés soit atteint, ce qui selon la vision de Saint Jean doit inclure toutes les nations, toutes les langues et tous les peuples » (42).

L’effort évangélique pour étendre la portée du christianisme selon ses revendications universalistes et ses attentes eschatologiques, de plus, encouragea l’exploration, et par conséquent le progrès des arts desquels une telle exploration dépendait, comprenant la géographie, l’astronomie et la navigation, ainsi que la construction navale, la métallurgie et, évidemment, l’armement. « Les efforts pour accomplir la prophétie à une échelle cosmique ou mondiale fut un stimulus majeur pour l’exploration et la découverte, des premières missions des Franciscains en Asie à l’entreprise de Colomb dans les Indes », note l’historienne Pauline Moffitt Watts. Et cet « apocalypticisme » des explorateurs, souligne-t-elle, en particulier de la part de Colomb, « doit être reconnu comme inséparable » de leur « géographie et cosmologie », parce qu’elle façonna leur compréhension scientifique et leur inspira leur réalisation technologique (43).

L’époque des grandes découvertes commence véritablement au milieu du treizième siècle, quand des moines mendiants (et des marchands) voyagèrent par route vers l’Asie centrale et orientale. La route jusqu’à l’Extrême-Orient fut ouverte à cette époque par le moine franciscain Jean de Plan Carpin. Un des premiers auteurs « à intégrer en un plan apocalyptique la possibilité de convertir tous les peuples d’Asie, à savoir tout le reste du monde connu », fut Jean de Roquetaillade. Roquetaillade prophétisa que la dynastie tatare de Gengis Khan serait convertie au christianisme (avec les juifs) et joindrait par la suite ses forces aux chrétiens pour la défaite finale de l’islam. De telles attentes évangéliques furent cependant éphémères : au milieu du quatorzième siècle, « l’islam avait gagné l’âme des Tatars » et « la route vers l’Asie fut fermée » (44).

Les explorations portugaises de l’Afrique du début du quatorzième siècle initièrent la phase océanique de l’époque des grandes découvertes, et inspirèrent des espoirs évangéliques d’une route maritime alternative vers l’Asie. Ils furent finalement réalisés par le marin messianique et « croisé millénariste » Christophe Colomb, qui croyait lui-même avoir été divinement envoyé afin d’ouvrir un nouveau chemin aux moines pour accomplir les prophéties de l’apocalypse, convertir les païens et hâter le millenium.

L’image de Christophe Colomb qui émerge de la plupart des témoignages historiques est celle d’un marin intrépide, d’esprit moderne, armé d’un nouveau savoir scientifique et de nouvelles méthodes rationnelles, ainsi que d’une expérience pratique de navigateur, cartographe et marin acquise tout au long de sa vie, qui lui permirent de défier et de vaincre l’ignorance et la superstition de ses contemporains. Sa prouesse technique ne fait pas doute. « Quand j’étais très jeune je suis parti sur la mer afin de naviguer et je continue à le faire aujourd’hui », écrit Christophe Colomb dans la préface à son Livre des prophéties. Au fur et à mesure des années Dieu « m’a abondamment doté des arts marins et de ce qui m’est nécessaire dans l’astrologie, la géométrie et l’arithmétique. Il a doté mon âme et mes mains aptes de l’ingéniosité adéquate. » Mais, du point de vue de Christophe Colomb, ces capacités techniques seules ne suffirent pas à l’inspirer à entreprendre, ou à lui permettre d’accomplir, les grands actes pour lesquels il est connu. De telles compétences se joignirent plutôt à un autre genre de don, sans lequel elles n’auraient rien produit (45).

« Cet art de la navigation prédispose celui qui l’exerce au désir de connaître les secrets du monde », explique Christophe Colomb, ce qui le mena dans sa vie à chercher et obtenir une compréhension de la prophétie et de son rôle assigné dans celle-ci. « La raison, les mathématiques et la mappemonde ne me furent d’aucune utilité dans l’exécution de l’entreprise des Indes », insiste-t-il, sans de telles inspirations et orientations divines ; son accomplissement fut, en réalité, « un miracle très évident » (46).

Si ses voyages portèrent le monde jusqu’à l’époque moderne, la propre mentalité de Colomb reflétaient les espoirs millénaristes médiévaux de l’Espagne du quinzième siècle. Dans ce contexte spirituel chargé, les monarques espagnols reprirent le flambeau des messies-empereurs joachimites de la troisième étape, menant les justes au millenium. Selon le moine franciscain Gerónimo de Mendieta, par exemple, « la race espagnole, sous la direction de ses « rois bénis », a été choisie afin d’entreprendre la conversion finale des juifs, des musulmans et des païens […] un évènement qui annonce la fin du monde approchant rapidement. » (La défaite finale des Maures à Grenade en 1492 et la conversion forcée, ou l’expulsion, des juifs la même année furent perçus sous cet angle.) (47)

Que Christophe Colomb dédia sa vie à ce défi évangélique est évident par la première entrée de son journal de son expédition de 1492. « Vos Altesses, en tant que chrétiens catholiques et princes qui aiment et promeuvent la foi chrétienne, et sont des ennemis de la doctrine de Mahomet et de toutes les idolâtries et hérésies, ont décidé de m’envoyer, Christophe Colomb, aux pays d’Inde susmentionnés, afin de voir lesdits princes, peuples et territoires, et d’apprendre de leur disposition et des moyens appropriés de les convertir à la sainte foi ; et, par ailleurs, étant donné que je ne dois pas procéder par terre vers l’Est, comme d’habitude, mais par une route vers l’Ouest, en direction de laquelle nous n’avons jusqu’ici aucune preuve que quelqu’un soit déjà allé. Ainsi, après avoir expulsé les juifs de votre domaine, votre Altesse […] m’a ordonné de procéder. » (48)

Tout-à-fait un produit de son époque et de sa culture, le grand explorateur était spirituellement et intellectuellement bien préparé à ce défi. Selon son fils Ferdinand, il vivait une vie pieuse et ascétique suffisamment rigoureuse pour « pouvoir passer pour un membre d’un ordre religieux ». Ses compagnons les plus proches étaient des moines et des frères, en particulier des Franciscains, auxquels il s’associait et s’identifiait. Il passa un temps considérable et se prépara pour ses expéditions dans des monastères. Après son deuxième voyage, il marcha dans les rues de Séville et de Cadiz habillé d’un cilice de pénitent et apparut comme indistinguable de ses amis franciscains. Sur son lit de mort, il prit l’habit d’un supérieur franciscain, et il fut enterré  dans un monastère chartreux (49).

Intellectuellement, Colomb fut fortement influencé par le millénarisme médiéval et les traditions scientifiques, en premier lieu par l’œuvre du cardinal Pierre d’Ailly. Ni un penseur innovant ni un Franciscain lui-même, Pierre d’Ailly était néanmoins un exégète expert des maîtres médiévaux dont il décrit en détail l’œuvre dans Imago Mundi. Publié en 1410, ce compendium de cosmologie antique et médiévale et de géographie circula largement en Europe occidentale au quinzième siècle. Pierre d’Ailly combine ici l’étude de la géographie, de l’astronomie, de la météorologie et de la réforme calendaire dans un fervent plaidoyer pour la science naturelle en général. Il partageait avec Roger Bacon, dont il emprunta largement à l’œuvre de celui-ci, un intérêt tout aussi fervent pour l’utilisation de l’astrologie en tant que guide d’interprétation des prophéties, défendait le conseil de Bacon au pape Clément IV à ce sujet, et était lui-même « particulièrement intéressé par la venue de l’Antéchrist et la fin du monde, qu’il croyait pouvoir être astrologiquement conjecturées » (50).

Pierre d’Ailly fut la principale source de Christophe Colomb, à la fois de sa géographie scientifique et de sa perspective apocalyptique. Colomb lut attentivement et annota Imago Mundi, et utilisa le savoir qu’il dispensait à la fois pour le guider lors de ses explorations et pour les situer dans le plan millénariste divin. Par Pierre d’Ailly, Colomb prit connaissance des écrits de Roger Bacon et des prophéties de Joachim de Flore, qui façonnèrent sa propre lecture des évènements.

Colomb se voyait comme un « accomplisseur de la prophétie divinement inspiré ». Il était fermement convaincu que le monde finirait d’en environ un siècle et demi, se fondant sur des calculs de Pierre d’Ailly, et qu’entre temps toutes les prophéties s’accompliraient, y compris la conversion de tous les peuples et la reprise du mont Sion (Jérusalem). Selon son fils, le nom donné à Colomb, Christoferens (le porteur du Christ), symbolisé par la colombe du Saint-Esprit, signifiait qu’à la manière de son homonyme Saint Christophe, il avait été choisi pour porter l’enfant Christ à travers les eaux. Colomb qualifia lui-même ultérieurement ses efforts d’ « entreprise de Jérusalem » et insista que ses expéditions vers le Nouveau Monde devaient être couronnées d’une croisade pour reprendre la Terre Sainte et rebâtir le Temple sur le mont Sion. Colomb se croyait par-dessus tout guidé par la prophétie divine, qui constituait le secret de sa sublime confiance. « Qui douterait […] de cette lumière, qui me conforta d’une lueur d’une clarté merveilleuse […] et me poussa continument en avant en grande hâte sans un instant de répit », écrit-il à ses protecteurs. Il proclama être le Messie joachimite envoyé par Dieu afin de préparer le monde à sa fin glorieuse et à son nouveau commencement. Il était assuré, dans cela, par une prophétie d’Arnaud de Villeneuve, qu’il attribua à tort à Joachim, que « celui qui rétablira l’Arche d’Alliance viendra d’Espagne » (51).

Dans son Livre des prophéties inachevé, Colomb développa au sujet de son aspiration millénariste et expliqua son rôle dans celle-ci, soutenue par les prophéties de Daniel, d’Ézéchiel, d’Isaïe et, en particulier, de Jean de Patmos. « Et je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre ; car le premier ciel et la première terre s’en étaient allés, et la mer n’était plus. », écrit Jean dans l’Apocalypse de Jean (21:1). « Dieu me fit le messager du nouveau ciel et de la nouvelle terre desquels il parle dans l’Apocalypse de Jean après en avoir parlé par l’intermédiaire d’Isaïe », écrit Colomb, « et il me montra l’endroit où les trouver » (52).

Christophe Colomb, maîtres des arts maritimes, identifia son exploit technique qui fit date au destin ultime de l’humanité. Pour lui la découverte du Nouveau Monde signala la fin imminente du monde, et ainsi la restauration de la perfection promise. Identifiant l’Orénoque à une des quatre rivières du jardin d’Éden, Christophe Colomb prétendit à plusieurs reprises qu’il avait en effet découvert le paradis terrestre. « Je suis complètement persuadé dans mon esprit », écrit-il, « que le paradis terrestre est le lieu que j’ai décrit. » Et à la manière d’un nouvel Adam, il nomma systématiquement tout ce qu’il arpenta, confiant dans son espoir que le règne originel de l’humanité serait bientôt restauré (53).

Chapitre 3 : Visions du paradis

Si les espoirs millénaristes inspirèrent l’ouverture vers le nouveau monde, cette ouverture excita davantage et confirma de tels espoirs, en particulier de la part de ces humanistes et mages de la Renaissance qui, au nom et dans l’intérêt du renouveau religieux, promouvront le progrès de la science et des arts utiles.

Ces nouveaux hommes spirituels des quinzième et seizième siècles, héritiers du millénarisme médiéval et précurseurs et de la Réforme, cherchèrent dans l’étude de la Nature et le recouvrement du savoir antique au sujet du monde naturel le moyen de raviver la véritable lumière du christianisme primitif. Ainsi les grands savants humanistes Marsile Ficin et Pic de la Mirandole travaillèrent pour découvrir les secrets perdus de la philosophie naturelle hermétique et des arts occultes, dans l’optique de l’abbé augustinien joachimite Gilles de Viterbe, en tant que « messager[s] de la divine providence qui avai[en]t été envoyé[s] pour montrer que la théologie mystique concourrait partout avec nos saintes institutions et fut leur précurseur. » Tous deux étudièrent sérieusement les prédictions occultes et cherchèrent à les cadrer avec la prophétie biblique. Pic était un admirateur du grand prophète florentin Savonarole, un disciple de Joachim de Flore (54).

Les alchimistes et les illuminés de la Renaissance qui suivirent dans le sillage de ces pionniers humanistes poursuivirent leur merveilleux travail dans le même esprit. Cornelius Agrippa, par exemple, tira son inspiration du commentaire joachimite et identifia Joachim comme un exemple de celui qui avait acquis un savoir prophétique du sens occulte des nombres. « En raison des ténèbres causées par le péché d’Adam », écrit Agrippa, « l’esprit humain ne peut pas connaitre la véritable nature de Dieu par la raison, mais seulement par une révélation ésotérique ». En ce qui concerne la connaissance des arts utiles, Agrippa se fit l’écho des thèmes monastiques médiévaux dorénavant conventionnels au sujet du don divin d’Adam et de la possibilité de restaurer l’humanité dans son règne originel et juste. « Ce fut précisément ce pouvoir sur la Nature qu’Adam perdit par le péché originel, mais que l’âme purifiée, le mage, pourrait dorénavant recouvrer. » « Une fois que l’âme a atteint l’illumination », soutient-il, « elle retourne à quelque chose comme la condition avant la Chute d’Adam, quand le sceau de Dieu était sur elle et que toutes les créatures craignaient et révéraient l’homme » (55).

Cet héritage médiéval inspira également le légendaire alchimiste Paracelse, fondateur de la science médicale pratique de la pharmacologie. Paracelse était immergé dans l’éthos eschatologique de son époque, et s’associa à des amis millénaristes « spiritualistes ». Comme eux, il « prédit l’aube de l’ère joachimite du Saint Esprit dans lequel rien ne resterait dissimulé et dans lequel les arts et les sciences atteindraient leur plus grande perfection. » Pour lui, l’alchimiste appartenait à l’avant-garde spirituelle, en tant que « celui qui porte les choses à leur perfection ». « La nature humaines », écrit Paracelse, « est différente de toute autre nature animale. Elle est douée de sagesse divine, douée des arts divins. Nous sommes par conséquent à juste titre appelés dieux et fils de l’Être Suprême. Car la lumière de la Nature est en nous, et cette lumière est Dieu. » « Chaque art », explique-t-il, « est duel : d’un côté se trouve le savoir que nous apprenons des hommes, de l’autre le savoir que nous apprenons du Saint Esprit. » « Etudiez sans répit », exhorta-t-il à ses camarades, « que l’art puisse parvenir à la perfection en nous » (56).

Vu par beaucoup comme un prophète lui-même, Paracelse étudia la prophétie biblique et rédigea un traité admirable sur un manuscrit pseudo-joachimite dans lequel il traite d’un sujet millénariste tel que les péchés de l’Eglise et l’attente de la venue de l’Antéchrist et des papes angéliques. Il rédigea également son propre livre de prophéties, Prognosticato, qui se termine par l’image édénique d’un homme se reposant à son aise sous un arbre avec le soleil de la divinité brillant au-dessus de lui. « Quand la fin doit monde approchera », déclare Paracelse, dans une attente enthousiaste de la rédemption millénariste et de la perfection restaurée, « toutes les choses seront révélées. De la plus basse à la plus élevée, de la première à la dernière – ce que chaque chose est, et pourquoi elle a existé et a pris fin, quelles causes et quel sens elle avait. Et tout ce qui est en ce monde sera divulgué et dévoilé. » « Alors », avertit-il, « les véritables savants et les vains bavards seront reconnus – ceux qui ont écrit honnêtement et ceux qui ont échangé des mensonges […] Bénis soient ces hommes dont il sera révélé qu’ils ont raison. » (57)

La vision apocalyptique de Paracelse fut partagée par son contemporain, le grand artiste de Nuremberg Albrecht Dürer, qui partageait également son enthousiasme pour les arts. Nuremberg était un célèbre centre des arts mécaniques, un centre pour de nombreux maîtres de la métallurgie, des armuriers aux fabricants de balances, d’instruments de mesure et de compas. Dürer était lui-même né d’une longue lignée d’orfèvres ; sous la tutelle de son père il devint un artisan accompli et il parsema ensuite des outils des métiers dans ses chefs-d’œuvre (tels que Melancholia). Toute sa vie il rechercha les arts et les secrets de la Nature et s’employa à élever la place sociale des artisans et des artistes.

Mais, comme avec Paracelse, l’espoir religieux constituait l’essence de Dürer. « Si nous scrutons les profondeurs de l’âme de Dürer », écrit un biographe, « nous trouvons que l’élément le plus noble et essentiel de son caractère était le besoin religieux […] Le besoin religieux est l’élément unificateur de l’être de Dürer, duquel son génie se développa ». Pour Dürer, son atelier était son monastère, « le domaine dans lequel était mené le combat de son âme luttante et tourmentée. » Suivant Marsile Ficin, il croyait que « l’art vient d’une inspiration divine », et il « considérait son activité artistique comme un appel à servir Dieu ». Dürer fut un fervent croyant en l’astrologie et dans les prophéties ; son « état d’esprit apocalyptique » reflète le regain du millénarisme populaire, alors concentré en Bohème, ainsi que les grondements précoces de la Réforme. (Catholique toute sa vie, Dürer avait néanmoins espoir en une réforme de l’Eglise et suivit la carrière de Luther avec une grande sympathie.) Sa « première grande œuvre », que personne ne lui commanda de faire, fut une série de gravures sur bois remarquablement vive illustrant l’Apocalypse de Jean. Achevée en 1498, six ans après la première expédition messianique de Christophe Colomb, elle fit vivre comme jamais auparavant la promesse de la rédemption de l’humanité (58).

La découverte du Nouveau Monde provoqua une impatience de l’Ancien. En étendant largement la portée de l’imagination de la Renaissance, elle fit paraître l’Europe encore plus spoliée, damnée et condamnée, et éveilla des rêves millénaristes de quitter ce monde en déclin en quête d’un nouveau commencement. Dans le Nouveau Monde, les attentes eschatologiques d’une perfection restaurée se concentrèrent sur des objectifs terrestres.

Après Colomb, le paradis devint plus qu’une simple vision ; il devint un lieu. Colomb identifia le Nouveau Monde en tant que jardin d’Éden. Le mystique franciscain Gerónimo de Mendieta décrivit la Nouvelle Espagne en tant que futur site du Royaume de Dieu. Ici le mondain et le surnaturel, le présent et le futur, convergèrent, donnant naissance à un nouveau genre de vision apocalyptique du salut qui fut autant le résultat de l’ingénuité humaine que de la foi : l’utopie. Les utopies de Thomas More, Miguel de Cervantès et Francis Bacon, par exemple, furent toutes des lieux particuliers, bien que difficiles à situer – des îles reculées protégées par une mer interminable. Et les habitants bénis de ces îles de la perfection – Utopia, Barataria et la Nouvelle Atlantis – avaient eux-mêmes créé leur paradis, par leur piété, leur discipline monastique, leur communalisme fraternel et leur dévotion aux arts utiles.

« L’aspiration [utopique] à faire descendre le paradis sur Terre », comme l’écrit John Phelan, fut grandement stimulée par la Réforme. Renouveau religieux de proportions sans précédent, la Réforme stimula et légitima les espoirs millénaristes comme jamais auparavant et les rendit plus respectables. Les écrits millénaristes du deuxième siècle d’Irénée de Lyon jusqu’ici condamnés furent dorénavant rétablis et inclus parmi ses œuvres. Martin Luther, qui avait étudié la prophétie franciscaine joachimite, « rétablit l’apocalypse en tant que motif de l’Histoire, une illumination des évènements passés et […] prophétie des évènements à venir », tout en identifiant les réformateurs en tant qu’élus se confrontant à la persécution mais destinés à finalement triompher ; au quatorzième siècle, John Wycliffe identifia la papauté à l’Antéchrist ; et au quinzième siècle, le moine de Cambridge John Bale « identifia l’Antéchrist à la papauté dans le schéma historique influencé par Joachim et fondé sur l’Apocalypse de Jean ». Pour beaucoup aux seizième et dix-septième siècles, la rupture à l’intérieur de l’Eglise signala l’arrivée de l’apocalypse, la fin prophétisée du monde et la restauration du paradis. L’accent mis par les réformateurs sur l’interprétation littérale de l’Écriture, de plus, ainsi que le développement et la diffusion de l’imprimerie, rendirent les livres prophétiques de la Bible, et ainsi la spéculation apocalyptique, plus accessibles. Les écrits de Joachim de Flore furent imprimés pour la première fois à Venise au début du seizième siècle, en même temps que la rupture de Luther avec l’Eglise, et à cette époque de cataclysme, sa vision apocalyptique parvint à une popularité nouvelle et à une large diffusion parmi les révolutionnaires ainsi que l’élite des réformateurs (59).

Dans de ce milieu saturé d’apocalypse, la spéculation utopique à propos du royaume à venir prit un air d’imminence. Et, dans ce contexte, le projet millénariste médiéval de progrès technologique devint plus pressant. Même l’Utopia originelle de Thomas More, fondée sur une vision essentiellement monastique d’une communauté austère, pieuse et égalitairement disciplinée, reflétait la conception déjà élevée des arts utiles en tant que moyen de salut ; dans Utopia, tout homme devait pratiquer un métier manuel. Pour les utopistes des seizième et dix-septième siècles, l’accent spirituel mis sur les arts utiles et le progrès de la technique devint central. « Les dieux ont donné à l’homme l’intelligence et les mains, et l’ont fait à leur image, le dotant d’une capacité supérieure aux autres animaux », déclara Giordano Bruno à la fin du seizième siècle. « Cette capacité consiste non seulement à pouvoir travailler en accord avec la Nature et avec le cours habituel des choses, mais au-delà de cela et en dehors de ses lois, qu’en façonnant, ou en ayant le pouvoir de façonner, d’autres natures, d’autres terrains, d’autres ordres au moyen de son intelligence, avec cette liberté sans laquelle sa ressemblance à la déité n’existerait pas, il puisse en dernier lieu se rendre dieu de la Terre. » « La Providence a décrété », soutient Bruno, anticipant Francis Bacon, « que l’homme devrait s’occuper dans l’action par les mains et dans la contemplation par l’intellect, mais d’une manière telle qu’il ne puisse pas contempler sans action ou travailler sans contemplation. [Et ainsi] par l’émulation des actions de Dieu et sous la direction d’un élan spirituel [les hommes] aiguisèrent leur intelligence, inventèrent l’industrie et découvrirent l’art. Et, toujours, jour après jour, par la force de la nécessité, jaillit des profondeurs de l’esprit humain de nouvelles et merveilleuses inventions. Par ce moyen, se séparant de plus en plus de leur nature animale par leur travail affairé et zélé, ils se rapprochèrent de l’être divin. » (60)

Le moine dominicain Tommaso Campanella était, comme Joachim de Flore, un autochtone de Calabre et « son attente enthousiaste d’un nouveau monde se fondait sur une structure joachimite de l’Histoire ». Au tournant du dix-septième siècle, Campanella mena une rébellion avortée dans un effort « de précipiter l’apothéose inévitable de l’Histoire » et d’établir sa cité idéale sur Terre. Faisant face à ses inquisiteurs, il s’identifia explicitement comme l’incarnation du troisième âge de Joachim. La « Cité du Soleil » utopique de Campanella  « consacra le culte de la science et de la technologie en tant que principes du progrès social et de la perfection morale ». Dans sa communauté fraternelle, une république chrétienne dont les origines peuvent remonter aux rêveries similaires de Raymond Lully, Francis Bacon et Giordano Bruno, on exige de tout citoyen qu’il maîtrise au moins un art mécanique, et un respect inhabituel est accordé à l’artisan accompli. Le système d’éducation solarien, de plus, qui combine l’entraînement aux arts mécaniques avec celui aux arts libéraux, avait « pour but de leur donner la sagesse nécessaire pour comprendre et pour vivre en harmonie avec la création de Dieu » (61).

L’enthousiasme utopique des réformateurs continentaux Johann Andreæ et Comenius reflète également le renouveau du millénarisme – et ainsi les espoirs millénaristes médiévaux qu’il raviva radicalement. Comme l’historien P. M. Rattansi l’a relevé, « leur réforme sociale, religieuse et éducative se basait sur la conviction que le millenium était à portée de main et qu’il serait marqué par le recouvrement de la connaissance des créatures qu’Adam avait possédée dans son innocence, et de la langue adamique qui lui avait donné le pouvoir sur toute chose ». De l’avis de cette dernière génération de rêveurs déterminés, comme de celui de leurs précurseurs médiévaux, le but de la science et des arts était la restauration du savoir primitif de l’humanité, partagé avec Dieu aux commencements mais perdu lors de la Chute (62).

Johann Andreæ avait étudié les prophéties de Joachim de Flore ainsi que celles de Paracelse et d’autres illuminés, et il croyait avec ferveur que le millenium, et ainsi la restauration prophétisée de la perfection, était imminent, et que le progrès de la science et des arts était une préparation essentielle de celui-ci. Dans l’utopie de Johann Andreæ, Christianopolis, les arts mécaniques doivent être assidument pratiqués par ses quatre cents habitants. « Tous ces [arts] ne sont pas toujours accomplis par nécessité », explique-t-il, se faisant l’écho d’Érigène, « mais […] afin que l’âme humaine puisse avoir un moyen par lequel elle, ainsi que la prérogative la plus élevée de l’esprit, puissent se révéler par différents types de machineries, ou par lequel, plutôt, la petite lueur de divinité restant en nous puisse briller dans un quelconque matériau. » « Nous avons le plus grand besoin de revenir à nous-mêmes aussi souvent que possible et de secouer la poussière de la Terre », soutient Johann Andreæ. La pratique des arts utiles, parmi d’autres activités, permet aux hommes « de revenir en eux-mêmes ». Dans son effort pour réformer l’éducation, l’évêque morave millénariste Comenius promut l’apprentissage des arts aux mêmes fins exaltées, essentiellement spirituelles (63).

L’utopisme continental de Comenius et d’Andreæ atteint son expression la plus complète et la plus influente dans les manifestes millénaristes de la mystérieuse fraternité rosicrucienne, qui furent probablement rédigés par Andreæ. Selon ces proclamations apocalyptiques intrépides, les rosicruciens visaient rien de moins qu’à « la réforme de l’ensemble de l’humanité » par la purification et la réunification du christianisme et le progrès coopératif du savoir scientifique et technologique. L’avènement du renouveau rosicrucien fut marqué par l’apparition soudaine de ce nouvel ordre spirituel, surpassant en érudition même les jésuites, qui se consacraient également à l’étude de la science et des arts. La nouvelle fraternité se considérait comme la dernière incarnation du viri spirituales joachimite, la « nouvelle voix » d’ « un nouveau soleil levant » déterminée et destinée à instaurer une « troisième réforme de la religion ». Et leurs manifestes audacieux et alarmants (le Confessio et le Fama Fraternitatis), qui furent décrits par leur auteur, dans les termes de l’Apocalypse de Jean, comme « nos trompettes », eurent en effet une influence profonde et durable sur l’imaginaire européen moderne (64).

Les manifestes mettent en avant le progrès du savoir utile d’une manière que reflète à la fois les traditions monastiques et celles millénaristes. L’érudition de la Renaissance, selon les rosicruciens, signala le début d’une nouvelle ère de lumière, en anticipation du millenium, qui constitua, en même temps, un recouvrement des pouvoirs divins d’Adam. Les rosicruciens se considéraient comme l’incarnation et l’avant-garde de ce dernier grand âge d’illumination divine. Le Fama Fraternitatis proclame que Dieu «  a élevé l’homme, l’a doté d’une grande sagesse, qui pourrait en partie amener et réduire tous les arts (à notre époque maculée et imparfaite) à la perfection ; afin que finalement l’homme puisse ainsi comprendre sa propre noblesse et valeur. » Le Confessio déclare également que « Dieu a certainement et le plus assurément décidé d’envoyer un don au monde avant sa fin, qui devrait bientôt assurer une vérité, lumière, vie et gloire telles celles d’Adam, qu’il perdit au paradis, après quoi ses successeurs furent menés avec lui à la misère. Pour cette raison devront cesser toute servitude, toute fausseté, tout mensonge et toute obscurité, qui petit à petit […] furent introduits dans tous les arts, les œuvres et les gouvernements, et ont obscurci la plupart d’entre eux […] Quand cela sera finalement aboli et éliminé, et qu’au lieu de cela un règne juste et véritable sera institué, on sera redevable à ceux qui s’y sont employés. Mais l’œuvre elle-même doit être attribuée à la bénédiction de notre époque. » (65)

Les manifestes rosicruciens exhortent les érudits de l’Europe à répondre à l’invitation fraternelle de l’ordre et à coopérer avec lui dans son entreprise providentiellement inspirée. « Le lecteur est adjuré », conseille le Rosa Florescens, un manuscrit rosicrucien postérieur, « d’étudier avec les frères rosicruciens le Livre de la Nature, le Livre du Monde, et de revenir au paradis qu’Adam a perdu. » L’appel rosicrucien suscita un « intérêt frénétique » à travers l’Europe et provoqua en réponse un « torrent de littérature », une « rivière d’œuvres imprimées ». Cependant, sur le continent, de telles proclamations apparemment révolutionnaires rencontrèrent principalement la méfiance, la crainte, l’hostilité et la répression. En revanche, le message millénariste pressant trouva un accueil plus favorable dans l’Angleterre du dix-septième siècle, où il eut son effet le plus durable (66).

David F. Noble, The Religion of Technology, Penguin Books, 1999, traduit de l’anglais par J. B.

(1) Voir Mary Midgley, Science as Salvation (Londres: Routledge, 1992) et Margaret Wertheim, Pythagoras’ Trousers (New York: Times Books, 1995).
(2) Perry Miller, The Life of the Mind in America (New York: Harcourt, Brace and World, 1960), p. 274.
(3) Lynn White, Jr., “Cultural Climates and Technological Advance in the Middle Ages”, Viator, vol. 2 (1971), pp. 172-73.
(4) Normann Cohn, The Pursuit of the Millenium (Oxford: Oxford University Press, 1961), pp. 19, 22, 125.
(5) La trinité chrétienne est d’origine juive. Voir Yoel Natan, The Jewish Trinity, https://books.google.fr/books?id=QNm08LuMOosC ; The Jewish Trinity Sourcebook, https://books.google.fr/books?id=jwWGCwAAQBAJ. (N. d. T.)
(6) Max Weber, The Sociology of Religion (Boston: Beacon Press, 1963), pp. 138, 185.
(7) Gerhart B. Ladner, The Idea of Reform (New York: Harper and Row, 1967), pp. 91, 163, 69, 32.
(8) Saint Augustin, The City of God (Garden City, N.Y.: Doubleday, 1958), pp. 526, 527.
(9) Ibid., p. 530 ; Jacques Ellul, “Technique and the Opening Chapters of Genesis”, in Carl Mitchum et Jim Grote, éds., Theology and Technology (Lanham, Md.: University Press of America, 1984), p. 135.
(10) White, “Cultural Climates”, pp. 198-200.
(11) Ibid., p. 198.
(12) Ibid., p. 198 ; George Ovitt, The Restoration of Perfection (New Brunswick, N.J.: Rutgers University Press, 1986), p. 106 ; Ernst Benz, Evolution and Christian Hope (Garden City, N.Y.: Doubleday, 1975), p. 128.
(13) White, “Cultural Climates”, p. 198 ; voir aussi David F. Noble, A World Without Women, The Christian Clerical Culture of Western Science (New York: Alfred A. Knopf, 1992), chap. 4.
(14) Ladner, The Idea of Reform, pp. 2, 3.
(15) Benz, Evolution, pp. 123-25 ; voir aussi Gerhart B. Ladner, Ad Imaginem Dei: The Image of Man in Medieval Art (Latrobe, Pa.: Arch Abbey Press, 1965), pp. 32-34, 55.
(16) Elspeth Whitney, Paradise Restored: The Mechanical Arts from Antiquity Through the Thirteenth Century (Philadelphia: American Philosophical Society, 1990), pp. 69, 18, 70, 71, 72, 76, 101 ; Ovitt, Restoration, p. 112 ; Petr Sternagel, Die Artes Mechanicae im Mittelalter, cité in Whitney, Paradise, p. 18.
(17) Martianus Capella, “The Marriage of Philology and Mercury”, in William Harris Stahl et Richard Johnson, éds., Martianus Capella and the Seven Liberal Arts (New York: Columbia University Press, 1977), vol. 2, p. 346.
(18) John J. Contreni, “John Scotus, Martin Hiberniensis: The Liberal Arts and Teaching”, in Michael W. Herren, éd., Insular Latin Studies (Toronto: Pontifical Institute of Medieval Studies), vol. 1, p. 25.
(19) Ibid, p. 26 ; Whitney, Paradise, pp. 70-72.
(20) Whitney, Paradise, p. 72 ; White, “Cultural Climates”, pp. 189, 197.
(21) Marie-Dominique Chenu, Nature, Man, and Society (Chicago: University of Chicago Press, 1968), p. 43 ; voir aussi Jean Gimpel, The Medieval Machine: The Industrial Revolution of the Middle Ages (Londres: Penguin, 1977).
(22) White, “Cultural Climates”, pp. 194-95 ; Cyril Stanley Smith, cité in Lynn White, Medieval Religion and Technology (Berkeley: University of California Press, 1978), p. 322 ; Jacques Le Goff, Time, Work, and Culture in the Middle Ages (Chicago: University of Chicago Press, 1980), p. 78 ; Ovitt, Restoration, p.171.
(23) White, “Cultural Climates”, p. 195 ; Whitney, Paradise, pp. 78, 72, 90.
(24) Whitney, Paradise, pp. 72, 93, 90, 81.
(25) Ibid., p. 81 ; Hugues de Saint-Victor, cité in Ovitt, Restoration, p. 120.
(26) Whitney, Paradise, p. 76 ; Ovitt, Restoration, pp. 121, 127 ; White, “Cultural Climates”, p. 195.
(27) Reinhart Maurer, “The Origins of Modern Technology in Millenarianism”, in Paul T. Durbin et Friedrich Rapp, éds., Philosophy and Technology (Dordrecht: D. Reidel, 1983), pp. 253-65.
(28) Apocalypse de Jean, Nouveau Testament.
(29) Norman Cohn, The Pursuit of the Millennium (Oxford: Oxford University Press, 1961), passim.
(30) Voir Bernard McGinn, The Calabrian Abbott: Joachim of Flore in the History of Western Thought (New York: Macmillan, 1985) ; Bernard McGinn, “Apocalyptic Traditions and Spiritual identity in Thirteenth Century Religious Life”, in E. Rozanne Elder, éd., The Roots of the Modern Christian Tradition (Kalamazoo, Mich.: Cistercian Publications, 1984).
(31) Ernst Benz, Evolution and Christian Hope (Garden City, N.Y.: Doubleday, 1975), p. 36.
(32) Frank E. Manuel, Freedom from History (New York: New York University Press, 191), p. 127 ; voir aussi Marjorie Reeves, The Influence of Prophecy in the Later Middle Ages: A Study in Joachimism (Oxford: Oxford University Press, 1969) ; Richard K. Emerson et Bernard McGinn, éds., The Apocalypse in the Middle Ages (Ithaca, N.Y.: Cornell University Press, 1922).
(33) Cohn, Pursuit of the Millennium, pp. 108-11.
(34) Arnold Pacey, The Maze of Ingenuity: Ideas and Idealism in the evelopment of Technology (Cambridge, Mass. MIT Press, 1976), p. 58.
(35) Wil Durant, The Age of Faith (New York: Simon and Schuster, 1950), p. 1010 ; J. B. Bury, The Idea of Progress (Londres: Macmillan, 1928), p. 26.
(36) Roger Bacon, The Opus Majus of Roger Bacon (New York: Russell and Russell, 1962), p. 417 et passim ; Stewart C. Easton, Roger Bacon and His Search for a Universal Science (New York: Russel and Russel, 1971), passim ; Pacey, Maze of Ingenuity, pp. 56-57.
(37) Bacon, Opus Majus, pp. 633-34.
(38) Ibid., pp. 52, 65.
(39) Bacon, cité in J. B. Bury, The Idea of Progress (Londres: Macmillan, 1928), p. 26.
(40) Lynn Thorndike, History of Magic and Experimental Science (New York: Columbia University Press, 1934), vol. 2, pp. 863-65, 842.
(41) Ibid., vol. 3, pp. 347-55 ; Robert P. Multhauf, “John of Rupescissa and the Origins of Medical Chemistry”, Isis, vol. 45 (1954), pp. 359-66.
(42) John Leddy Phelan, The Millennial Kingdom of the Franciscans in the New World (Berkeley: University of California Press, 1970), p. 1.
(43) Pauline Moffitt Watts, “Prophecy and Discovery: On the Spiritual Origins of Christopher Columbus’ Enterprise of the Indies”, American Historical Review, vol. 90 (1985), pp. 73-102.
(44) Leonard I. Sweet, “Christopher Columbus and the Millennial Vision of the New World”, Catholic Historical Review, vol. 72 (July 1986), pp. 369-82 ; Thorndike, History of Magic, vol. 3, p. 842.
(45) Watts, “Prophecy and Discovery”, passim.
(46) Ibid.
(47) Phelan, Millennial Kingdom, passim.
(48) Ibid.
(49) Ibid.
(50) Thorndike, History of Magic, vol. 4, p. 107.
(51) Kirkpatrick Sale, The Conquest of paradise (New York: Alfred A. Knopf, 1992), p. 190 ; Watts, “Prophecy and Discovery”, p.73.
(52) Sale, The Conquest of Paradise, pp. 188, 190.
(53) Ibid., p. 175.
(54) Marjorie Reeves, The Influence of Prophecy in the Later Middle Ages: A Study in Joachimism (Oxford: Oxford university Press, 1969), pp. 174, 268, 431, 438.
(55) Charles G. Nauert, Jr., Agrippa and the Crisis of Renaissance Thought (Urbana: University of Illinois Press, 1965), pp. 48, 49, 284 ; voir aussi Frances Yates, The Rosicrucian Enlightenment (Boulder, Shambala Press, 1978), p. 119, et Reeves, Prophecy, p. 102.
(56) Reeves, Prophecy, p. 454 ; P. M. Rattansi, “The Social Interpretation of Science in the Seventeenth Century”, in Peter Mathias, éd., Science and Society, 1600-1900 (Cambridge: Cambridge University Press, 1972), p. 11 ; Jolande Jacobi, éd., Paracelsus, Selected Writings (New York: Pantheon, 1951), pp. 201, 257.
(57) Ibid., p. 296.
(58) Wilhelm Waetzgoldt, Dürer and His Time (Londres: Phaison Press, 1950), pp. 15, 32.
(59) John Leddy Phelan, The Millennial Kingdom of the Franciscans in the New World (Berkeley: University of California Press, 1970), pp. 70-72 ; Frank E. Manuel, Freedom from History (New York: New York University Press, 1971), p. 91 ; Ernest Lee Tuveson, Millennium and Utopia (New York: Harper and Row, 1964), pp. 22-30 ; Katherine R. Firth, The Apocalyptic Tradition: Reformation Britain, 1530-1645 (New York: Oxford University Press, 1979), p. 248.
(60) Giordano Bruno, “The Expulsion of the Triumphant Beast”, cité in Benjamin Farrington, The Philosophy of Francis Bacon (Chicago: University of Chicago Press, 1964), p. 27.
(61) George Ovitt, “Critical Assessments of Technology from Campanella to the Harringtonians”, manuscript non publié, 1989.
(62) Manuel, Freedom from History, p. 91: Rattansi, “Social Interpretation”, p. 12.
(63) Yates, Rosicrucian Enlightenment, passim.
(64) Ibid.
(65) Ibid.
(66) Ibid.

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