La liberté : un concept d’esclaves (4)

Elle fut.
Elle est devenue une valeur.
La valeur est devenue un concept.
Le concept est devenu un slogan politique.
Le slogan politique est devenu un idéal.
L’idéal est devenu individuel, collectif et universel.
L’idéal universel est devenu une loi.
L’idéal collectiviste est devenu une devise sociale.
L’idéal individuel est devenu une croyance.
En tant que loi, que devise sociale et que croyance, elle se développa en une arme révolutionnaire.
Benedetto Croce l’a qualifiée de « religion ».
Julius Evola l’a appelée « fétichisme ».

Ce n’est plus qu’un mot, répété névrotiquement par les masses et cantillé sur tous les médias 24 heures par jour, 7 jours par semaine, 365 jours par an. Son caractère pathologique ne peut être mis en doute.

Ce que J. Evola fait remarquer dans l’introduction de Le mythe du sang à propos de la race dans l’antiquité peut également s’appliquer à la liberté à cette époque : « […] dans les traditions aristocratiques [le racisme n’était pas théorisé mais vécu]. Par conséquent, on peut très rarement trouver le terme « race » dans le monde antique : les hommes de l’antiquité n’avaient pas besoin de parler de race au sens moderne du terme puisqu’ils avaient de la race, pour ainsi dire. »

Ce fait absolument fondamental a bien été discerné par K. A. Raaflaub dans son étude de la rare occurrence du terme « liberté » dans la littérature de la Grèce archaïque : « Celui qui est libre […] ou, plus précisément, l’élite noble […] – ne considéraient habituellement pas leur liberté comme un fait qui valait la peine d’être relevé. La liberté était ainsi sans importance ou tenue pour acquise. » (1) Dans ce contexte, il est normal que « les membres de la société homérique semblent avoir pensé et parlé de la liberté uniquement quand ils percevaient une menace pour leur propre liberté, qu’ils avaient jusque-là tenue pour acquise. » (2) Les deux explications proposées afin de rendre compte de ce fait font preuve d’une profonde compréhension des cultures traditionnelles d’origine aryenne : « Premièrement, en général, la différence de statut entre celui qui est libre et celui qui ne l’est pas peut avoir eu moins d’importance dans la société homérique que cela en eut ultérieurement en raison d’autres distinctions et critères sociaux qui étaient plus importants et contribuèrent à minimiser cette différence. Deuxièmement, en particulier, le peu d’attention accordé à la liberté reflète et se fonde sur des traits spécifiques à l’élite. Leur organisation et relations sociales, leurs normes et valeurs, manières de penser et relations par rapport à la communauté n’offraient apparemment d’aucune manière un moyen par lequel la liberté pourrait être fortement valorisée. » (3) La « liberté » ne jouait non plus aucun rôle dans la vie et les institutions politiques des premiers Hellènes. « La liberté d’expression n’était pas un droit formel ; elle était simplement tenue pour acquise par ceux qui en bénéficiaient. Le statut d’homme libre n’était pas reconnu comme un critère pour déterminer les « droits » tels que la participation aux assemblées ou aux débats ; et la liberté des individus ou de la communauté n’était pas sujet de débat public. » (4)

La communauté était homogène et organique, et son homogénéité et son organicité étaient dues, comme l’a expliqué avec perspicacité J. Evola, à la transmission héréditaire continue et close d’une force qui telle un aimant établissait des contacts, créait une atmosphère psychique, stabilisait la structure sociale et déterminait un système de coordination et de gravitation entre les éléments individuels et le centre en vue du développement continu chez les individus pris isolément de déterminations prénatales sur le plan de l’existence humaine. Il s’agissait d’une communauté raciale, la seule communauté digne de ce nom, et cela explique pourquoi, même si la pleine conscience de la liberté individuelle et de sa valeur peut avoir existé dès les premiers temps, elle ne transcenda pas et ne pouvait pas transcender les sentiments individuels au point de mener la polis à fortement valoriser la « liberté » et à la conceptualiser. Encore mieux, ce fut une des « conditions profondément enracinées dans le mode de vie aristocratique qui empêcha la liberté, quel que soit le contexte, d’être portée à l’attention générale et d’entrer dans l’arène politique en tant que cri de ralliement programmatique à part entière. » (5) Il existait une préoccupation supérieure qui était l’autonomia de l’oikos et de la polis (6).

Le fait que les nobles tenaient la liberté pour acquise peut rendre compte du fait qu’aucune définition positive de la liberté (eleuthéria) ne se trouve dans la littérature grecque primitive, et que « dès sa première apparition […] eleuthéros […] forme une paire d’opposés avec doulos. Chez Homère donlion émar et eleuthéron émar éclairent le même évènement de deux côtés. Les deux expressions sont utilisées uniquement quand l’attention se concentre sur le fait et l’instant de la perte de liberté […] L’absence de liberté est déterminée d’une part par l’assujettissement à la force et à une volonté étrangère […] en d’autres termes, par une liberté d’action restreinte […] et d’autre part par la perte de la protection, du domicile et du pays », de sorte qu’il semble raisonnable de supposer que l’idée homérique d’ « être libre » doit tout au moins comprendre le contrôle de sa propre personne et de ses actions et la sécurité de vivre dans une communauté intacte et stable (7). L’adjectif eleuthéros est « en premier lieu utilisé dans une unique formule fixe se référant au moment de la perte de liberté ; c’est-à-dire qu’il ne se réfère pas directement à une personne mais à un changement de la condition de cette personne. Eleuthéros ne désigne jamais chez Homère le statut d’individus ou d’un groupe chez la partie libre ou dominante de la société contrairement à ceux qui ne sont pas libres ou dépendants. L’idée de communauté n’est évoquée que par une phrase contenant eleuthéros (8). »

Nous devons ainsi comprendre exactement ce qui fit que la « liberté » devint une valeur fortement valorisée dans les sphères politique et sociale. Diverses hypothèses cohérentes peuvent être avancées : « La manière de mener la guerre a pu changer de telle sorte que les conflits armés n’aboutirent plus à la destruction des villes mais à leur assujettissement et à la réduction en esclavage non seulement des femmes et des enfants mais également des hommes. Par conséquent, les esclaves hommes seraient devenus moins exceptionnels et de plus en plus fréquemment l’esclavage aurait changé de caractère, incitant également à un changement de conscience chez les hommes libres. De plus, les fermiers libres en seraient venus à dépendre de la noblesse non seulement pour l’arbitrage des conflits mais aussi économiquement, ce qui aurait conduit à l’exploitation et à de nouvelles formes de dépendance. Par conséquent, la perte de liberté n’aurait plus été imputée uniquement à des faits intangibles […] la guerre, la piraterie ou un destin décidé divinement […] mais aussi à des individus membres de la même communauté qui étaient connus et pouvaient ainsi être critiqués ou attaqués. Tout cela aurait pu se produire non simplement chez des cas isolés mais de plus en plus fréquemment et selon des modèles reconnaissables. Le système de valeurs aristocratique aurait encore une fois pu être remis en question et le pouvoir de l’élite contesté ; dans la perception d’elle-même de l’aristocratie de nouvelles alternatives au statut fondé sur la prédominance seraient apparues […] Finalement, la relation dans la communauté entre les sphères privée et publique aurait changé ; la deuxième se serait intensifiée et aurait été structurée par des institutions, des procédures et des lois réglementées ; de nouvelles formes de pouvoir auraient pris essor, de nouvelles identités seraient devenues possibles ou auraient été exigées, et les principes qui déterminaient auparavant la capacité de l’individu à participer au gouvernement auraient perdu leur validité (9). » L’Athènes solonienne illustre dans un certaine mesure la possibilité de tels développements qui, cependant, auraient difficilement pu se produire sans une chute de niveau de la force susmentionnée à la suite du métissage de certains Hellènes fustigé dans le Ménexène (10).

La crise économique et sociale de la fin du septième siècle créa les conditions de l’émergence d’une typologie d’esclave et d’homme libre et de l’émergence d’un concept de liberté politique. Le petit agriculteur avait l’habitude de faire face à des difficultés économiques qui faisaient qu’il devait emprunter à de riches propriétaires terriens. « Puisque la terre de l’agriculteur était inaliénable, il ne pouvait pas l’offrir en gage pour le prêt ; il fallait trouver autre chose. Dans ce cas c’était sa propre personne et sa famille qui garantissaient le prêt. Quand il était incapable de rembourser le prêt le créancier saisissait le gage et l’agriculteur et sa famille étaient réduits à un état de servitude » (11). La disponibilité accrue d’esclaves importés, combinée à d’autres facteurs, tels que l’impact important sur les céréales des céréales moins chers cultivées par des esclaves dans les colonies et exportées vers l’Attique – les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets dans le domaine économique – ne fit qu’empirer les choses pour lui. Une étape fut atteinte lorsqu’un nombre important et croissant de petits agriculteurs perdirent leur liberté économique et, par conséquent, furent sur le point de perdre leur liberté civique. Solon interdit la servitude pour dettes, promulgua une loi d’amnistie, interdit les prêts garantis par la personne du débiteur et restaura la liberté économique et civique des agriculteurs asservis ou réduits en esclavage. Le mal était cependant fait : eleuthéria, avec doulé, furent imprégnés de facto d’une charge politique. « Les conséquences pour l’ensemble d’une communauté de la perte de liberté sous diverses formes furent vécues dans un contexte autre que la guerre et non principalement par rapport aux femmes et aux enfants ; la liberté (sous la forme du statut d’homme libre du citoyen) fut reconnue comme une condition préalable fondamentale pour le bien-être de la polis ; les citoyens tissèrent des liens de solidarité qui allèrent bien au-delà des victimes immédiates d’abus sociaux et assumèrent la responsabilité de la liberté individuelle afin que l’ensemble de la communauté puisse survivre et prospérer. Pour la première fois, la signification de la liberté fut comprise dans ses implications politiques et la conscience de sa valeur se généralisa. » (12)

La liberté de l’individu, comme on l’a vu, était liée à l’eleuthéria et, plus important aux yeux du politês, à l’autonomia (posséder ses propres lois, avoir le pouvoir de vivre et d’être gouverné par ses propres lois) de la polis. La perte de l’autonomia, ou la menace de la perdre, ne pouvait qu’empiéter sur la façon dont l’eleuthéria était perçue dans la communauté et lui donner davantage d’importance. Les invasions perses de la Grèce par Darius et Xerxès au début du cinquième siècle, telles que racontées par Hérodote, furent certainement cruciales pour le développement de l’idée de l’eleuthéria selon une ligne politique. Dans les Histoires, « la liberté devient plus qu’un fait politique ; il s’agit d’une valeur qui caractérise les Grecs et les distingue de leurs adversaires. » (13) Cependant, elle était perçue et vécue strictement en tant que fait communautaire et à juste titre, car, en temps de guerre, dans toute entité politique, la question de la liberté en son sein tend à être reléguée à une priorité inférieure à celle de la liberté de celle-ci : « Hérodote […] a délibérément dépeint la guerre grecque comme une guerre de libération. Il utilise à maintes reprises les termes de « liberté » et « servitude », tandis que les notions traditionnelles de gloire et d’arété, bien plus applicables aux individus, apparaissent de moins en moins. » (14) Une indication de la perception croissante de la liberté en tant que valeur et de sa conceptualisation est fournie par sa déclaration selon laquelle les Grecs furent capables de remporter la victoire sur la puissance supérieure des barbares parce qu’ « ils aiment la liberté ».

Chez Thucydide, si eleuthéria est encore utilisée « comme une indication du statut personnel d’une personne, tel que le statut d’une personne libre, par opposition à celui d’un esclave ou d’un hilote », et comme « une description de la liberté personnelle d’action dans la vie quotidienne », son sens principal, dans ce contexte, est sans surprise celui de « la liberté d’une communauté par rapport à une autorité étrangère, et de la liberté de la Grèce de l’oppression par les Perses. » (15)

Il ne fallut pas longtemps pour que le désir de liberté qui avait conduit les cités-États grecques à former une alliance contre la domination étrangère à l’issue des guerres médiques se retourne contre elles, se développe dans les affaires intérieures et exerce une influence effective sur les relations entre l’individu et la cité-État. La liberté fut investie d’une telle importance, d’une telle valeur, dans les affaires intérieures, qu’elle devint, avec l’égalité, le deuxième pilier de la démocratie. L’eleuthéria se développa en un concept alors que l’opposition entre l’homme libre et l’esclave en vint à être utilisée métaphoriquement dans le discours politique : « L’eleuthéria était régulièrement invoquée en tant qu’idéal démocratique fondamental dans les débats qui opposaient démocratie et tyrannie. L’opposé de cette forme d’eleuthéria était d’être réduit en esclavage dans un sens métaphorique, c’est-à-dire être soumis à un dirigeant despotique. Les concepts de liberté et d’esclavage sont transposés du microcosme du domicile (oikia) au macrocosme de la cité-État (polis) et utilisés dans un sens métaphorique. » (16)

Vers la fin du cinquième siècle, l’eleuthéria était ainsi devenue un concept dans trois contextes différents. Au sens social, eleuthéros signifiait être libre par opposition à être esclave. Au sens politique, eleuthéros prit le sens « d’être autonome par opposition à être dominé par d’autres », comme l’illustre l’appel à la lutte pour la liberté de toutes les cités-États contre les barbares lors des guerres médiques et, ultérieurement, par l’appel de Démosthène à la défendre de la domination macédonienne. « En tant que concept constitutionnel, toutefois, l’eleuthéria était associée à la fois à la participation politique dans le domaine public et à la liberté personnelle dans le domaine privé. » (17) Si l’eleuthéria était évidemment hautement louée en tant que concept social et politique par les oligarchies et les démocraties, l’aspect de l’eleuthéria qui était rejeté par les oligarques et les monarques était l’aspect constitutionnel, celui qui se rapporte non pas à la politique extérieure de la polis mais à sa politique intérieure. Par ailleurs, le fait que les monarchies et les oligarchies mettaient l’accent sur la liberté de la polis tandis que l’ultima ratio des démocraties semble avoir été la liberté dans la polis, est immensément suggestif.

Le deuxième problème majeur de la démocratie athénienne d’un point de vue aristocratique n’est pas vraiment qu’il s’agissait d’un système politique fondé sur la règle de la majorité puisque le corps démocratique des citoyens n’était constitué que des hommes adultes d’origine athénienne (18), c’est-à-dire d’une très petite minorité de la population, un critère qui, s’il était appliqué aux démocraties modernes de notre continent, résulterait en l’inégibilité de masses de politicards actuellement en poste et en l’exclusion des institutions politiques, de l’ensemble de la sphère politique, des apologètes les plus sincères de ce système politique et de la prétendue « liberté d’expression ». Le problème réside dans l’idéalisation du concept de liberté : « en tant qu’idéal démocratique l’eleuthéria (dans le sens de liberté personnelle) s’appliquait non seulement aux citoyens mais également aux métèques et parfois même aux esclaves. Ainsi, un esclave, qui dans la sphère sociale était privé de l’eleuthéria, pouvait très bien, dans une polis démocratique, avoir droit à une part, par exemple, de la liberté d’expression, même si seulement en privé et évidemment pas dans les assemblées politiques » (19) – on ne saurait trop insister sur ce point. Il n’y a qu’un pas de plus à faire pour affirmer que « la liberté débuta sa carrière en tant que valeur sociale dans le désir désespéré de l’esclave de nier ce qui, pour lui ou elle, et pour ceux qui n’étaient pas esclaves, était une condition particulièrement inhumaine », que, pour être plus précis, « la liberté débuta son long parcours dans la conscience occidentale en tant que valeur de femme » (20), à condition que l’on ne perde pas de vue le fait que ce processus dégénératif débuta à une période de la culture grecque ultérieure à celle que nous traitons ici, où le nombre relativement faible d’esclaves et leur intégration effective dans l’oikos les empêchaient de développer une « conscience de groupe » socialement orientée, et le patriarcat était encore intact.

De manière générale, l’essor de la démocratie a favorisé un intérêt accru pour l’ « individu » à plus d’un titre, chaque concept en venant à être interprété de manière subjective et relativiste (21). Avec la déclaration de Protagoras selon laquelle « « l’homme est la mesure de toute chose », la figure de l’individu naturellement libre et égoïste fit son apparition sur la scène historique. Cet esprit d’individualisme opposait les sophistes à l’objectivisme des conceptions traditionnelles de la physis et du nomos. » Traditionnellement, nomos est l’économie divine de Zeus selon laquelle la justice humaine doit être modelée (22) ; d’Hésiode à pseudo-Démosthène une suite ininterrompue d’auteurs affirment que le nomos est la volonté de Zeus, conformément, comme le fait à juste titre remarquer Révolte contre le monde moderne, au réalisme transcendantal sur lequel la notion de loi (rta) se fonde. Dans la culture grecque primitive, « le nomoi et la physis étaient une seule et même chose. L’autorité légale ne reposait pas en dernier lieu sur une hiérarchie pyramidale de fonctionnaires dans une cité-État ni sur une hiérarchie similaire de dieux et de déesses de l’au-delà. Le binaire nomosphysis n’était pas nécessaire en tant qu’outil explicatif ou justificatif. Les lois semblaient tout contrôler. Elles n’étaient pas écrites dans des scripts tels que le Code de Solon. Les lois non écrites ne s’identifiaient même pas à un auteur ou une source personnalisé(e). N’étant pas écrites et sans auteur, on ne pouvait pas faire remonter les lois à une autorité supérieure. En effet, l’autorité légale ne reposait pas sur une origine ou une arché sanctionnante auxquelles on pouvait faire remonter des conventions. Elles n’étaient pas davantage sujettes à la réflexion quand elles étaient appliquées. Et pourtant, on croyait que les lois non écrites contraignaient à la fois les dieux et les membres de la tribu. Les contraintes semblaient naturelles, universelles, éternelles et incontrôlables. Aucun mortel ne pouvait ignorer ou outrepasser les esprits universels de l’au-delà. » (23) L’homme traditionnel « ignorait ou considérait absurde l’idée que l’on pouvait parler des lois et de l’obéissance qui leur était due si les lois en question avaient simplement une origine humaine, qu’elle soit individuelle ou collective. Toute loi, afin d’être considérée comme objective, devait avoir un caractère « divin ». Une fois que le caractère « divin » d’une loi avait été sanctionné et son origine attribuée à une tradition non-humaine, alors son autorité devenait absolue ; cette loi devenait alors quelque chose d’ineffable, d’inflexible, d’immutable et se situait au-delà de toute critique. » (24)

Ultérieurement, le terme de nomos prit un sens politique dans le contexte de la polis. Il fut conçu comme une incarnation de la polis et une condition préalable absolue de son existence (« là où les lois n’ont pas d’autorité il n’y a pas de constitution. » (Pol. IV.4 1292a32-33)) Il signifiait « tout ce qui a été assigné », « coutume », « usage », « loi », « ordonnance prise par l’autorité », « règle » en tant que directive faisant autorité et prescriptive pour la conduite morale et légale, « convention » et, tandis que le fondement transcendant du nomos s’obscurcissait et que le nomos en vint à être compris dans un sens juridique et rationaliste, cette « convention », maintenant perçue comme fondée seulement sur des critères humains, était vouée à être remise en question, contestée et combattue. « Les gens de la société se mirent d’accord pour être gouvernés par certaines règles. La seule sanction de telles règles est qu’elles devaient être approuvées par les citoyens et qu’elles pouvaient être changées à leur gré. Cette conception de la loi est devenue possible à partir de la deuxième moitié du cinquième siècle av. J.-C. en raison des philosophes présocratiques ou physiologoi.

Les physiologoi avaient sécularisé l’univers et tout ce qui s’y trouvait. Ils avaient retiré de la scène cosmique les dieux homériques et leurs forces divines alliées. Le monde dans son ensemble était physis et il n’y avait dans la physis pas de place pour les dieux. Deuxièmement, l’univers ne devait pas son existence à une intervention divine. Les premières tentatives de certains des présocratiques comme Thalès ou Anaximène de trouver une substance universelle de laquelle tout serait issu dans l’univers évolua en l’explication, comme Héraclite tenta par exemple de le faire, des principes invariables qui gouvernaient le fonctionnement de l’univers. Le point commun de ces penseurs spéculatifs était l’hypothèse que tout ce qui avait lieu dans l’univers était une interaction entre ses parties qui avaient la même physis ou nature. Anaxagore tenta de proposer l’esprit ou un principe intelligent comme étant à la base du fonctionnement de l’univers, mais il réduisait un tel principe à une opération mécanique immanente au monde. L’ordre de l’univers était imposé par la physis elle-même et ne provenait pas d’une source extérieure à celle-ci.

Les tentatives de certains des premiers présocratiques comme Héraclite et Anaximandre de trouver des principes communs qui s’appliqueraient à la fois au monde physique et au monde moral et politique de l’homme furent abandonnées par les philosophes atomistes ultérieurs. Démocrite et Leucippe, qui retirèrent de la physis toute relation à des valeurs humaines. Les valeurs ne pouvaient qu’être humaines et approuvées par une convention des hommes. Démocrite affirma la séparation du nomos et de la physis : « Le doux et l’amer, le chaud et le froid, le sont par convention [nomos] ; la couleur l’est par convention : la vérité réside dans les atomes et le vide. » » (25) La distinction entre le nomos et la physis gouvernera le développement de la pensée politique grecque et, par conséquent, de la pensée grecque à propos de la liberté à partir de la seconde moitié du cinquième siècle. Qu’elle ait été pour la première fois établie par Hippocrate de Kos (« Peri aeron, hydaton, kai topon » [« airs, eaux et lieux »] (26)) ou par Archélaos, le physicien et enseignant ionien de Socrate, ce n’est pas par hasard que cette distinction incuba dans le « mélange de cultures » qui eut lieu lors des guerres du Péloponnèse, desquelles ces physiciens étaient contemporains et qui virent un profond changement des circonstances économiques. « La complexité croissante de la vie dans les cités-États grecques engendra une demande de savoir technique en raison de la croissance des affaires, de l’industrie manufacturière et du commerce. Les dirigeants politiques devaient acquérir le savoir et les compétences nécessaires afin de traiter efficacement les problèmes économiques, sociaux et politiques résultant de l’augmentation sous toutes ses formes de l’activité commerciale. »  (27) Un groupe d’enseignants itinérants professionnels furent capables de répondre à de tels besoins, tant que l’on pouvait payer leurs honoraires : les sophistes.

Malgré leur manque d’intérêt pour les idées et activités scientifiques, ils en vinrent à dépendre fortement de la philosophie présocratique tant à la forme qu’au contenu. « Ils tentèrent consciemment d’appliquer les méthodes de la pensée abstraite qui avaient été développées par les philosophes spéculatifs afin d’expliquer l’univers physique aux questions pratiques de la vie publique et privée. Et cela mena rapidement à une série de questions cruciales à propos des origines et de la légitimité de la loi et de la moralité. » (28) Tous les sophistes ne soutenaient pas la physis contre le nomos en tant que source primaire de la loi, des coutumes et des mœurs humaines. Tous les sophistes qui soutenaient la primauté de la physis n’allèrent pas aussi loin qu’Antiphon en affirmant qu’il n’y a aucun fondement naturel pour distinguer une haute et une basse naissance ou différentes races, « puisque par nature nous sommes tous faits pour être semblables à tous égards, que ce soit les barbares ou les Grecs. » (29) « Cela ne signifie pas, cependant, que la majorité des idées sophistes sur la politique, la religion ou la moralité étaient traditionnelles ou conservatrices. Cela ne signifie pas non plus que leurs doctrines ne furent pas fondamentalement modelées en réponse aux doctrines de la philosophie naturelle socratique. Les sophistes partisans du nomos différaient des traditionnalistes largement du fait qu’ils ne pouvaient pas accepter la notion que les conventions étaient divinement inspirées et sanctionnées. Ils développèrent une nouvelle notion de l’importance de la convention dans les affaires humaines.

Le cadre des nouvelles discussions des sophistes à propos du sens des conventions humaines se développa à partir de questions soulevées par les philosophes présocratiques concernant la possibilité de connaître ou d’apprendre la nature de l’univers. La science est une recherche de connaissances universellement valides et la notion de validité implique certains critères, soit pour vérifier la conformité de nos connaissances par rapport à la réalité qu’elles prétendent éclairer, soit pour juger de la « vérité » de nos connaissances. La question de la validité ne se posa jamais […] tout du moins d’une manière consciente et explicite […] par rapport à la compréhension religieuse et mythopoïétique traditionnelle du monde. La pertinence d’un mythe traditionnel était établie par sa survie même et des récits mythopoïétiques mutuellement contradictoires de tout phénomène ou de toute pratique sociale donné(e) semblaient être tolérés sans générer d’embarras manifeste. L’idée d’établir certains critères pour juger de la validité des connaissances fut cependant un problème critique pour les présocratiques. Et dès le départ elle a mené dans deux directions étroitement liées mais distinctes. » (30)

Selon Démocrite, qui fut le premier à explorer la seconde, notre connaissance du monde est issue de l’expérience sensorielle. « Que les expériences de tous les hommes devraient en grande partie être les mêmes (c’est-à-dire universelles) découle du fait que nous sommes similairement constitués et que nous sommes tous affectés par les mêmes évènements. Ces évènements donnent naissance aux sensations lorsque les atomes d’objets extérieurs interagissent avec les atomes qui composent les êtres humains, et nous nous mettons simplement d’accord pour appeler certains genres de sensations par certains noms. Mais il est possible pour un ensemble de raisons […] pour différents individus de faire l’expérience des mêmes évènements réels quelque peu différemment. Ainsi, bien que les preuves sensorielles sous-tendent notre connaissance de la réalité, il n’y a pas de corrélation stricte entre les évènements réels et les perceptions que nous en avons. Une variabilité déterminée par le contexte se superpose à la régularité fondamentale de l’expérience. » (31) Ce fut l’accent que mit Démocrite sur la possibilité d’états sensoriels subjectifs que les sophistes retinrent pour développer leurs arguments moraux et politiques fondamentaux. Archélaos, un élève du philosophe naturaliste Anaxagore avant de devenir l’enseignant de Socrate, et un homme tenu pour avoir marqué un tournant dans la philosophie grecque du thème de la nature au thème humain, s’engouffra dans la brèche, faisant valoir que « Si le chaud et le froid, le doux et l’amer, n’ont pas d’existence réelle, mais ne sont dus qu’à notre disposition du moment, ne devons-nous pas supposer que le juste et l’injuste, le bien et le mal, ont une existence tout aussi subjective et irréelle ? […] Certains arts primitifs, tels que la médecine et l’agriculture, ne font qu’assister les forces de la nature et peuvent avoir un pouvoir important. Mais l’art politique et la législation sont très éloignés de la nature. Ils sont artificiels, comme le sont les dieux, ils diffèrent d’un endroit à un autre selon les coutumes locales. Du fait que les dieux et les lois existent par convention et artifice, la justice n’a rien à voir avec la nature mais doit entièrement son existence à la conception. Et si la justice n’est qu’une création artificielle humaine alors elle est sujette au changement à chaque fois que les humains choisissent de la recréer. » (32)

Ainsi, « à la place des anciennes conceptions, les sophistes introduisirent une opposition entre physis et nomos qui leur était propre. D’une part, les lois furent rejetées comme des créations humaines artificielles qui n’avaient aucun fondement objectif dans la justice. D’autre part, la nature fut réduite au libre jeu des passions et des instincts humains. Dans sa forme la plus radicale, les sophistes affirmèrent que le nomos était un frein artificiel et injustifiable aux opérations naturelles de la physis. La véritable tâche du philosophe du droit était de libérer la physis de ces contraintes contingentes. »   (33) La « nature » fut louée en tant qu’ « être libre », par opposition aux « contraintes de la loi ». Cet avis fut exprimé dans sa forme la plus radicale par Calliclès, l’individu crédité de l’invention de l’expression « loi naturelle ».

Sous l’influence des sophistes ou, tout du moins, de certains sophistes, non seulement la physis devint la mesure de tout ce qui était éthique et le nomos fut réduit à un corpus de conventions simplement arbitraires, mais les termes mêmes de physis et nomos en vinrent également à être utilisés dans un sens entièrement différent de celui qui leur était traditionnellement attribué. Ce qui fut conçu comme un et immutable, en ce qu’il fut attribué aux dieux, fut la physis et non plus le nomos, dorénavant pensé n’être valide que chez certains groupes et certaines personnes sur le fondement de l’accent mis sur la mutabilité des coutumes.

Cette opposition ne demeura pas « sagement » dans le domaine de la spéculation philosophique et de la science, mais fut rapidement utilisée pour justifier des attaques contre la tradition dans les domaines éthique et politique. La relativité promue par les sophistes sur le plan ontologique se refléta logiquement dans leurs conceptions éthiques et politiques.

Éthiquement, la présomption de la primauté de la nature conduisit à « renforcer dans la nature le pouvoir de l’affirmation de soi et du caractère dominant des passions », à déclarer qu’on devrait laisser libre cours aux instincts naturels. « Tout citoyen peut justifier une conduite sur la base de ce qu’il estime être sa propre physis, c’est-à-dire de son propre intérêt, ou légitimer sa lutte pour un autre nomos qui, tout en étant tout autant relatif, lui est plus avantageux. » (34) La portée révolutionnaire de cette analyse sophiste de la loi n’échappa pas à l’attention des commentateurs d’Antiphon ni à Platon (35).

Politiquement, elle servit à discréditer la souveraineté du politês et, plus généralement, à remettre en question les lois de l’État ; la liberté n’en vint plus à être considérée en tant que statut politique dont bénéficiaient exclusivement les citoyens nés libres possédant le droit et le devoir de participer à la vie de l’État et ainsi éligibles aux fonctions publiques, mais comme une qualité naturelle possédée par tous les êtres humains sans distinction de race, de sexe et de condition sociale et économique. Le sophiste Alcidamas déclara que « Dieu a fait tous les hommes libres ; la nature n’a fait de personne un esclave. » (Aristote, Rhét. 1373b 18) « Et ce n’était pas une simple déclamation d’école ; elle faisait partie d’un appel vibrant à tous les Hellènes en faveur des hilotes messéniens luttant alors pour leur liberté contre le pouvoir spartiate. » (36) En raison des implications subjectivistes du relativisme moral sophiste qui soutenait que toutes les distinctions légales entre les individus étaient purement arbitraires, que le nomos, la loi elle-même, était purement artificielle, l’idée selon laquelle tous les êtres humains avaient droit à des droits germa rapidement et, une chose menant à une autre, aux mêmes droits (37). « Lycophron appela à l’abolition des privilèges dont bénéficiait l’aristocratie, Alcidamas entreprit d’abolir l’esclavage, Phalès demanda l’égalité quant à la propriété et à l’éducation pour tous les citoyens et Hippodamos fut le premier à esquisser les contours d’un régime politique idéal. Les sophistes utilisèrent même l’opposition entre physis et thésis pour formuler une demande d’égalité politique entre les hommes et les femmes. » (38)

Les implications éthiques et politiques de la philosophie sophiste furent le résultat logique de son principe théorique selon lequel « l’Égo individuel peut arbitrairement déterminer ce qui est vrai, juste et bien » et que, puisque « toute pensée repose uniquement sur les appréhensions des sens et sur l’impression subjective […] nous n’avons par conséquent d’autre norme d’action que l’utilité pour l’individu. » (39) Ce ne fut pas tout : si le sophisme fut une protestation contre l’état actuel des choses, contre le nomos, il existait une loi à laquelle le sophiste devait se soumettre inconditionnellement : celle « que tout être humain peut découvrir par un examen persévérant de lui-même. » (40)

« Pour Aristote et ses contemporains la perception était essentiellement un processus cognitif appréhendant les formes des objets sensibles sans la matière. Une telle appréhension des objets extérieurs était considérée comme directe, la conscience comme conscience du caractère objectivement réel des choses. La conception d’un esprit percevant en tant que tel était étranger à leurs modes de pensée […] Pendant la période antérieure, par conséquent, l’esprit était étudié dans ses manifestations dans la nature et la société ; à la fin de l’ancienne spéculation, l’investigation se fondait principalement sur l’introspection et l’analyse des opérations mentales du penseur individuel. » (41) Par la suite, « le sophiste découvrit que le monde était lui-même et que toute recherche avait donc un but personnel. Doutant de toute connaissance positive du monde de la nature, il se tourna vers la vie en société, plus compréhensible. Apparut pour la première fois une tentative d’étude de l’esprit, qui fut développée par Socrate. Ainsi les sophistes, d’un point de vue individualiste, et Socrate et ses partisans, d’un point de vue universaliste, étudièrent l’esprit humain dans son aspect social. » (42)

Il restait aux cyniques à pousser plus avant le point de vue sophiste sur la « nature » et la « liberté » selon cette orientation subjectiviste.

Pour les cyniques, la « nature » signifiait clairement les fonctions, les processus et les sensations qui constituent la vie de l’homme. Il doit se mettre en accord avec ceux-ci.

Les indications des sens et de l’instinct étaient l’expression sûre de la nature, convaincante et irréfutable ; en accord avec elles, la vertu et la volonté s’exerceraient naturellement et parviendraient à la pleine et entière réalisation d’elles-mêmes. La seule voie suffisante vers le bonheur réside dans l’obéissance aux mandats primaires de la nature, tels qu’exprimés par les impulsions de l’appétit, de la fonction et de la propension naturelle, et satisfaits par l’auto-satisfaction intérieure de la volonté. Centré sur ceux-ci, le sage refuserait de s’impliquer dans des sensibilités perturbantes ou dans toute distraction injustifiée de la pensée ou de l’affect ou de déférence ou d’obligation extérieure. Les louanges, les reproches et tout l’éventail des sanctions sociales seraient étrangers à la nature même de l’homme et ne devraient pas porter atteinte à l’affirmation inconditionnelle de soi et à la maîtrise de soi, indispensables à l’indépendance morale. On peut encore moins accorder d’importance à des appendices externes tels que la richesse, le rang, le costume, la réputation ou l’environnement. Ces choses ne doivent pas être décriées comme étant en elles-mêmes néfastes ou indésirables ou être considérées comme des tentations que le sage doit éviter en vertu de sa profession ; elles appartiennent strictement à la même catégorie que leurs opposés, la pauvreté ou la misère ou l’abjection. La satisfaction intérieure est d’ignorer et non de mortifier le désir. » (43)

Ce tableau général de la conception cynique de la « nature » suggère déjà à quel point il est mal avisé de tracer des parallèles entre l’approche cynique de la liberté et celle de J. Evola, si ce n’est que l’accent est mis sur l’autarkeïa chez elles. En fait, l’autarkeïa cynique et celle de J. Evola sont diamétralement opposées. En effet, pour les partisans de Diogène, parvenir à la suffisance ne nécessite que le retour à l’état naturel. « Les cyniques soutenaient que les animaux sont supérieurs aux hommes à certains égards puisqu’ils étaient indépendants des chaussures, des vêtements, des habitats et de la préparation particulière de leur nourriture et qu’ils étaient dignes d’être imités à ces égards dans la mesure où les hommes en étaient capables. » (44) Ils prirent le chien comme leur modèle, pas « le chien de garde, le chien domestique ou le chien de chasse, mais le chien vagabond sans abri et sans propriétaire. » (45) Le chien vagabond sans propriétaire était libre et était considéré à ce titre digne d’émulation dans leur quête de liberté et de bonheur. Que les cyniques aient cherché le bonheur par la liberté ou la liberté par le bonheur n’est pas complètement clair à partir des sources primaires et fait toujours l’objet d’un débat entre les commentateurs. Dans le premier cas, la liberté cynique ne serait pas purement négative : « la liberté des » choses, « des désirs, de la peur, de la colère, des reproches, du malheur et d’autres émotions, d’un contrôle religieux ou moral, de l’autorité d’une cité ou d’un État ou de fonctionnaires, de considération pour l’opinion publique et de s’occuper d’une propriété, du confinement à n’importe quelle localité et du soin et du soutien des femmes et des enfants » (46), du mariage (Pseud. Diog., Epist. 47, 1-6, in M. Billerbeck, Epiktet. Von Kynismus, Brill, Leyde, 1978, p. 131) et même de la procréation (47), aurait un objet : le bonheur.

Le cynisme est une forme d’eudémonisme et, en tant que tel, une éthique immanente. Mais on doit répondre avec incrédulité à « ceux qui indiquent « la voie du bonheur » afin de faire suivre une certaine conduite à l’homme » : « « Mais en quoi le bonheur nous importe-t-il ? » » (48). Par ailleurs, « la préoccupation philosophique pour la liberté en tant que bien de l’âme de l’individu plutôt que du corps », « de la liberté de l’individu et de son esprit en dehors du gouvernement et de la société », (49) qui contribua énormément à l’essor de l’individualisme et de l’humanisme, s’oppose radicalement à la liberté réelle, qui ne réside que dans « la supériorité [de l’homme] à sa propre individualité » (50), alors que l’autorité inconditionnelle fut donnée par les cyniques au critère de l’expérience et de la volonté individuelles.

De plus, la conception et la pratique cyniques de l’askésis, la pierre angulaire de ce mouvement, en ce qu’elle est censée mener à la suffisance et à la liberté, ne présentent qu’une ressemblance des plus superficielles et périphériques à la « Doctrine de l’Éveil ». Le cynique est un ascète « par compromis plutôt que par principe, une précaution et dans un certain sens une confession de faiblesse plutôt qu’un conseil de perfection […] » Afin de recouvrer « sa véritable nature » le cynique est censé  endurer la ponoi (souffrance), l’athloi (épreuve) et bien de la talaiporia (misère). « Ces mots sont surtout associés à l’athlétisme, aux Jeux Olympiques et à leur fondateur mythique, Héraclès. Les douze travaux d’Héraclès étaient des athloi ; selon l’allégorie cynique et stoïcienne, il les endura pour le bien de l’humanité. Il tua le lion de Némée à mains nues, abattit les oiseaux stymphaliens et nettoya en général la terre des monstres et des criminels tant sa philanthropie était grande. Tout cela constitua un dur labeur, athlos. L’adjectif apparenté athlos signifie « misérable » et « souffrant », et un athlète (athlétès) est littéralement quelqu’un qui souffre, soit parce qu’il s’entraîne pour la compétition ou soit parce qu’il prend part à la compétition dans le sable chaud des Jeux. Un autre mot sur lequel les cyniques jouèrent est ponos, signifiant à la fois « travail » et « souffrance » (voir D. Chr. 8.16 ; Epict. Ench. 29.6-7). Les cyniques jouèrent encore davantage sur cette conception puisqu’ils se soumettaient à des « travaux » ascétiques pour se former à la vie sage et naturelle. Ces ponoi impliquent la souffrance physique : se rouler dans le sable chaud, embrasser des statues enneigées, marcher pieds nues dans la neige et supporter la chaleur de l’été, le froid de l’hiver, les lits inconfortables et le peu de nourriture. Leurs travaux comprennent également des exercices de déception et de souffrance psychologique. » (51) Même si l’ascétisme cynique peut être décrit comme « un ascétisme joyeux et hédoniste, qui ne nie pas le monde », puisque les cyniques « accueillaient paradoxalement la souffrance comme une condition nécessaire du plaisir élémentaire » et « que l’askésis faisait d’eux de véritables hédonistes, dans une mesure telle qu’ils pouvaient même prendre plaisir dans les souffrances qu’ils se choisissaient : « le mépris du plaisir est le plus grand plaisir » (DL 6.71) » (52), ce n’est certainement pas un hasard qu’un si grand connaisseur de l’ascétisme chrétien qu’Origène distingue « Antisthène, Diogène et Cratès en tant que champions de l’ascétisme païen et les lie aux prophètes hébreux ; encore plus radicalement, il les compare implicitement au Christ » (C. Cels. 2.41, 7.7 ; cf. 6.28). » (53)

L’opinion répandue que le cynisme était un mode de vie plutôt qu’une doctrine appelle une certaine nuance. Chez les cyniques postérieurs kaprépia (endurance) en vint à signifier la capacité à endurer les épreuves inhérentes au mode de vie cynique. Par rapport à la pauvreté, une autre des vertus cardinales de l’éthique cynique, « l’évitement de la monnaie semble avoir été une théorie et une tradition chez les cyniques postérieurs plutôt qu’une pratique réelle. » Les expressions cyniques en ce qui concerne le plaisir manquent de cohérence : Cratès de Thèbes, un élève de Diogène, « soutenait que la recherche du plaisir était une forme d’esclavage et devait être évitée. Les cyniques retinrent cette idée en théorie mais ne l’ont pas toujours mise en pratique. Mais l’idée que les plaisirs avaient leur place dans le mode de vie cynique se diffusa et cela facilita probablement l’acquisition de nouveaux convertis. » Finalement, il semble après tout que les mots étaient plus forts que les actes dans l’engagement des cyniques à « falsifier la monnaie » : « La parrhèsia était une prérogative politique à l’époque : elle accordait à tous les citoyens le droit d’exprimer leurs opinions dans les assemblées publiques. Lorsque les cyniques, dont beaucoup étaient des vagabonds ou des exilés, revendiquèrent la parrhèsia, ils s’approprièrent et transformèrent effrontément la notion. Ils transformèrent la parrhèsia, auparavant le privilège de quelques-uns sanctionné par l’État, en la prérogative, voire le devoir, de tous les êtres humains, et ils élargirent le concept afin de signifier non seulement le droit de s’exprimer en public sur les questions qui concernaient la polis mais également le droit d’exprimer ce que l’on pense en toutes circonstances, sur des questions privées ainsi que publiques, que l’on ait été formellement invité à le faire ou non. » (54)

L’importance principale de cette école réside dans le fait qu’elle fut la première à abandonner complètement l’idéal de la cité-État […] Le fondement théorique de la philosophie cynique est la présomption que le sage, dont  Socrate est censé être le type, se suffit complètement à lui-même. Seul ce qui est pleinement en son pouvoir, c’est-à-dire le monde de sa propre pensée et de son propre caractère, peut être nécessaire pour avoir une vie heureuse. Tout ce qui n’est pas caractère moral est indifférent, et dans ce large cercle de l’indifférence le cynique inclut non seulement les commodités et mêmes les bienséances de la vie, mais également la propriété et le mariage, la famille et la citoyenneté, l’instruction et la bonne réputation, et l’ensemble des pratiques et conventions et des piétés de la civilisation. Car le sage est gouverné par la loi de la vertu et non par la loi d’aucune cité. Il ne désirera même pas l’indépendance de sa cité natale. Il s’ensuit que pour le cynique la seule véritable relation sociale est celle qui existe entre les sages et, comme la sagesse est par nature universelle, la relation n’a rien à voir avec les limites locales des cités terrestres. Tous les sages du monde entier forment une seule communauté, la cité du monde, qui est le seul véritable État. Pour le sage aucune coutume locale n’est étrangère ou étrange car il est un citoyen du monde. Il se distingue comme intrinsèquement supérieur à toute stratification conventionnelle et coutumière de la société […] L’ensemble des distinctions habituelles de la vie sociale grecque pouvaient ainsi être soumises à une critique destructive. Riche et pauvre, Grec et barbare, citoyen et étranger, homme libre et esclave, celui de haute naissance et celui de basse naissance sont réduits d’un coup à un niveau commun. »

« Dans l’école cynique nous voyons ainsi la première apparition du cosmopolitisme, et ce n’est pas sans raison que les hommes de l’antiquité perçurent un lien entre cette philosophie et l’essor de l’empire macédonien. Néanmoins, il y avait peu de choses positivement significatives dans le cosmopolitisme des cyniques. » (55) « La politeia cynique, l’ « État » cynique n’est rien d’autre qu’un « État » moral : c’est-à-dire l’ « État » d’être un cynique. » (56) Le cosmopolitisme fut engendré par l’intellectualisation et la psychologisation de la liberté personnelle : « En se repliant sur lui-même, le philosophe rejette les contraintes des institutions dont on pensait précédemment qu’elles formaient le caractère du citoyen. Plutôt que de protéger la liberté en tant que valeur essentielle pour la participation politique, les cyniques cherchèrent à défendre la liberté par rapport à la sphère politique, qu’ils percevaient comme une contrainte extérieure imposée sur les êtres humains naturellement libres […] La liberté qu’ils cherchent à protéger est universelle ; elle est considérée comme le plus grand des biens à protéger contre les exigences particulières des institutions politiques. » (57)

Le cosmopolitisme des cyniques fut « une attaque de nivellement contre la cité-État et toutes ses institutions sociales typiques. Il ne visait pas tant à l’établissement d’un nouveau principe social qu’à la destruction de tous les liens civiques et l’abolition de toutes les restrictions sociales. Il visait au retour à la nature dans un sens qui fait de la nature la négation de la civilisation. Le philosophe cynique, sale, railleur, méprisant, éhonté, grossier, est le premier exemple du prolétaire philosophe. » (58)

Les cyniques ont beaucoup contribué à paver le chemin au christianisme « en détruisant le respect des religions existantes, en ignorant les distinctions de race et de nationalité et en instituant un ordre de prédicateurs errants revendiquant une liberté d’expression exceptionnelle. Tertullien  dit que les premiers prédicateurs chrétiens adoptèrent la cape du cynique (De Pallio 6) et Augustin mentionne le bâton ou la canne comme la seule caractéristique distinctive des cyniques (De Civitate Dei 14, 20). Julien mentionne la similarité des méthodes des cyniques et des chrétiens dans leurs discours publics et leurs recueils de contributions (7, 224). Lucien décrit la coopération entre cyniques et chrétiens (Peregrinus). Les premiers chrétiens œuvrèrent côte à côte avec les cyniques pendant trois cent ans et furent dans une certaine mesure influencés par eux. Nous n’avons connaissance  d’aucun art, musique, littérature ou science chrétien primiti(f)(ve). Les premiers ordres chrétiens sacerdotaux acceptèrent le célibat et la pauvreté comme des vertus. Les dominicains expliquèrent leur dénomination en disant qu’ils étaient  des Domini canes (chiens de Dieu). » (59)

« Diogène devint un héros stoïcien, jouant le rôle dans leur littérature d’un sage modèle » (60), même si, pour employer une expression des plus heureuses, c’était Diogène sans le tonneau. Pour Juvénal, la seule distinction entre les cyniques et les stoïciens réside dans le manteau qu’ils portent. Les doctrines stoïciennes contenaient peu de choses qui n’avaient pas été enseignées par ses prédécesseurs : l’auto-suffisance de la vertu, l’identification de la vertu au savoir, la suprématie inconditionnelle de la volonté morale dans la détermination de la vie, l’indépendance et la responsabilité de l’individu en tant qu’unité de la moralité, la distinction des choses bonnes, mauvaises et indifférentes, le portrait idéal du sage, le retrait total du monde extérieur dans l’enceinte de l’esprit et la force d’une volonté morale, sont des idées prises aux cyniques (61).

La touche personnelle qu’ils ajoutèrent aux écoles philosophiques « grecques » précédentes fut cependant décisive dans leur succès.

« Aristote perçut le monde comme un système de formes spécifiques ; ces organismes complets pouvaient être expliqués en étudiant les parties par rapport au tout, comme des moyens à une fin. Ainsi son étude de l’âme fut un traité biologique dans lequel le développement, la transition de la potentialité à l’actualité, était la note dominante. Le motif sous-jacent était le désir d’exposer la forme universelle dans les données empiriques de la nature et de la vie puisque l’universel existe potentiellement dans le concret.

Le problème d’Aristote était déterminé par sa position épistémologique (fondée sur le concept socratique et la médiation platonique entre les idées et les particuliers) selon laquelle les universaux sont les seuls objets de la connaissance scientifique et que les particuliers concrets, la réalité au sens strict, sont présentés dans la perception sensorielle. Aucun principe régulateur n’était donc exigé ou fourni ; et sa recherche devint le problème dominant de la philosophie post-aristotélicienne.

Rejetant la conception aristotélicienne de la transcendance, les stoïciens développèrent l’autre côté du dualisme latent, la vision du monde en tant qu’organisme, en adoptant la notion héraclitéenne de feu primordial, éternel, divin, doué de pensée et de volonté. Toutes les choses existantes participent, de cette substance divine qui apparaît comme prise ou lien d’union dans la matière inorganique, comme principe vital dans les plantes, comme âme irrationnelle dans les animaux et comme âme rationnelle dans l’homme. Avec des contrastes significatifs dans l’éthique l’idéal d’Aristote fut porté à sa conclusion logique ; mais un nouvel esprit fut introduit avec la doctrine de la loi universelle et encore davantage avec l’accent toujours plus grand mis sur la volonté, l’auto-détermination, qui impliquaient une norme de vie pratique plutôt que théorique. Le concret était l’objet d’étude, mais pas tant l’individu en général que la personne en particulier. L’introduction de l’assentiment ou de la reconnaissance dans le processus cognitif par Zénon fut la porte d’entrée du point de vue subjectif. Au fur et à mesure que l’attitude volitive devenait fondamentale en psychologie et en épistémologie le besoin d’une norme s’imposa. Il est possible de faire remonter au stoïcisme ancien l’accent grandissant mis sur l’assentiment comme étant fondamental pour la connaissance et l’habileté croissante dans l’analyse psychologique, tandis que le critère de la vérité restait distinctement objectif. Les problèmes ainsi soulevés furent donc légués au stoïcisme moyen ; l’accent fut alors mis sur l’attention et la nécessité de la raison dans toutes les formes de connaissance fut reconnue. Dans le stoïcisme tardif le jugement, l’interprétation, l’ « avis » devinrent tout ce qui importait. La relation entre l’universel et le particulier, l’abstrait et le concret, demeura un problème épineux tandis que la tendance était toujours à l’interprétation subjective de l’universel. Ainsi, quand l’individu en tant que tel s’affirma, la volonté commença à être traitée comme une fonction spécifique, tout comme Aristote contrairement à Platon avait distingué l’activité des autres fonctions de l’âme ; le point de vue plus analytique tendait à une transformation de l’attitude philosophique. » (62)

Pour Zénon de Cition, le fondateur du stoïcisme, l’éthique était l’apogée de la philosophie ; l’étude de la nature humaine dans ses aspects individuels et sociaux était ainsi fondamentale. De plus, sa physique est éminemment psychologique. Elle fonctionne selon les hypothèses selon lesquelles « (1) l’ensemble de l’univers est gouverné par la providence de Dieu. Cette providence est l’activité de sa Raison, son Logos, qui s’exprime dans le monde en tant que Loi de la Nature. (2) L’homme est la seule créature dans le monde qui a été dotée de raison par Dieu, et il s’agit d’un lien entre Dieu et l’homme […] La « plus haute raison » est simplement le Logos à l’œuvre dans la nature ; mais se trouve l’implication nécessaire que le Logos est une force morale, au moins sous son aspect subjectif, dans les esprits des hommes. » (63) Tandis que pour Cléanthe, le successeur de Zénon en tant que scholarque de l’école stoïcienne d’Athènes, la nature était utilisée comme un caractère facteur objectif et que l’accent était mis sur l’unification du macrocosme et du microcosme et l’accord de la nature et de la loi universelle, le principal centre d’intérêt de Chrysippe, son élève, se situait dans la nature humaine, l’harmonie et le contrôle rationnel de la pensée et de l’action et, en général, la « vertu ». « Dans le stoïcisme moyen l’attitude introspective en vint à être distinctement reconnue et employée. Les difficultés qui résultent du critère objectif et l’accent toujours davantage mis sur l’assentiment menèrent ces philosophes à trouver une solution dans un point de vue subjectif […] Panétius soutint que le savoir et la moralité doivent se fonder sur le logos commun à tous les hommes et que les différences d’opinion sont dues au caractère spécifique de la raison individuelle […] Cette insistance sur l’universalité qu’implique la pensée rationnelle par opposition au point de vue individualiste des sceptiques combinée à la juste reconnaissance des différences individuelles signala l’adoption d’un point de vue subjectif. Cette attitude est également manifeste dans la conception platonicienne de l’âme soutenue par Posidonius [d’Apamée, en Syrie]. Car la différence du point de vue est significative : aucune explication n’est requise, dit le stoïcien, l’introspection est la seule vérification nécessaire. La transition de la psychologie sociale à la psychologie introspective avait été définitivement accomplie. » (64) «  Tandis que dans le stoïcisme moyen l’analyse introspective se préoccupait principalement du problème de la connaissance, dans le stoïcisme romain tel qu’inauguré par Cicéron et continué par Sénèque c’était dans l’éthique que l’attitude subjective se développa […] En ce qui concerne la transition du point de vue téléologique au point de vue juridique de la moralité et d’une norme extérieure à une norme intérieure dans laquelle le stoïcisme joua le rôle principal, Cicéron est d’une grande importance dans l’histoire de l’éthique. Sa croyance à l’importance de l’État et du devoir de citoyenneté est clairement exposée ; mais dans ses œuvres strictement éthiques le point de vue individualiste est prédominant. » (65)

Sénèque fit davantage de progrès vers un point de vue subjectif en définissant « la raison principalement en termes individuels, en tant que nature humaine et non en tant que partie d’un cosmos rationnel ; c’est ce que l’on appelle aujourd’hui l’identité : « animum intuere, qualis quantusque sit » (76.32). Le soi dans son examen rationnel de lui-même (« se sibi adplicere »), dans l’utilisation de ses propres ressources rationnelles pour gérer sa relation au monde dans l’accomplissement de sa propre nature, parvient à sa propre gaudium. » (66) Il donna à l’éthique un aspect introspectif en associant le progrès moral à la connaissance de soi, à la confession des fautes et à l’examen de conscience. Épictète et Marc Aurèle mirent encore davantage l’accent sur la conscience de soi, le premier d’un point de vue individuel, le second d’un point de vue universaliste. « L’accent qu’Épictète mit sur la conscience réfléchie atteint son apogée dans la conscience de soi qu’implique sa doctrine du daemon, l’élément divin de l’homme, la raison comme meilleur soi, la conscience.  Pour Posidonius la daemon avait été la nature objective, inchangeable, divine de l’homme ; pour ces stoïciens tardifs le daemon était sujet au changement pour le meilleur ou pour le pire en tant qu’explication de la réalité du péché. Chez Épictète le sentiment de la haute destinée et de la valeur de l’homme est intense, le lien étroit avec Dieu est vital. La conscience intérieure du divin est le fait le plus cher et le plus certain de l’expérience. La ressemblance à Dieu est morale plutôt qu’intellectuelle ; à l’égard de la volonté la ressemblance est parfaite. » (67) Conformément à ce point de vue moral le centre de la vie morale ne s’identifie pas tant à l’appréhension et à la connaissance qu’au sentiment et à la volonté. Le bien de l’homme est la volonté et le progrès consiste en l’exercice et en l’amélioration de la volonté. Le moi intérieur est l’objet de toute analyse dans les Méditations. « Dans ce moi l’immanence du Dieu qui y réside apparaît au grand jour. » (68) « La fraternité de l’homme avec toute l’humanité n’est pas par le sang ou la descendance physique mais par la communauté de l’esprit ; et l’esprit de chaque homme est Dieu, un efflux de déité. Dans les relations sociales toutes les considérations doivent être orientées vers le moi intérieur de l’homme. L’obligation civile fut ainsi remplacée par l’obligation cosmique ; la citoyenneté devenait la citoyenneté mondiale dans la Cité de Dieu. Cette conception en vint à inclure tout l’éventail des devoirs et des activités sociaux et en raison de la position de l’empereur fut investie d’une nouvelle conviction et réalité. Entre les mains des grands juristes la lex naturae était en train d’être formulée en tant que jus naturale, que les influences stoïciennes contribuèrent à assurer comme fondement moral du code des lois impérial. Le cosmopolitisme devint ainsi la conscience de soi de la mission de Rome. L’accent trop exclusif mis sur la raison et l’intolérance qui résultent de la moralité purement individualiste furent améliorés par la reconnaissance du lien social. Bien que le stoïcisme ait dès le début insisté sur l’intériorité de la moralité et donc sur la disposition et la motivation, au départ la simple cohérence avec soi-même satisfaisait l’exigence de conformité à la nature. Un tel égoïsme égocentrique s’est avéré être un échec dans la relation de l’individu à la société. D’où que progressivement, tandis que l’accent mis sur la motivation et la conscience de soi grandissait, la perspective sociale s’élargissait de sorte que l’individu risquait d’être absorbé par le monde cosmique. C’est dans la tension de ce conflit que le point de vue subjectif se développa. Car cette conception d’un ordre cosmique, d’une norme cosmique, d’une interrelation cosmique et d’un devoir cosmique se fondait sur la conscience de soi. Ce fut « dans le petit domaine du soi » que Marc Aurèle trouva le fondement de toute réalité » (69), le fondement de la juste conduite.

« Dès ses débuts et tout le long de son histoire le stoïcisme insista sur cette interaction de l’humain et du divin, de l’individu et du tout. Toute spéculation doit partir des choses humaines et progresser continuellement vers le principe divin et universel de l’existence. Que le théorique ne peut pas être séparé du pratique fut une maxime stoïcienne. Le monisme matériel de Zénon incluait tout […] ce qui était inorganique, organique, la pensée, le sentiment, la volonté, l’homme et Dieu […] dans la catégorie de la matière ; d’où le matérialisme métaphysique. Une règle tout aussi universelle fut établie pour la conduite. Quand la philosophie cherchait un canon de vie juste, une formule pour servir de norme, la « nature » qui avait fait l’objet de recherches pendant des siècles, rencontrait une faveur universelle. » (70)

Tout comme Diogène, les stoïciens considéraient la philosophie comme un mode de vie, comme une pratique (askésis) et adoptèrent des cyniques diverses techniques telles que l’apathéia et la parrhèsia mais rejetèrent les aspects animalistes de ces derniers de comportements scandaleux et de dialogues provocateurs qui étaient considérés par les cyniques comme des étapes nécessaires pour mener une vie « selon la nature » ; la nature que les stoïciens avaient à l’esprit et à laquelle ils souhaitaient revenir était cependant différente : « Ils se tournèrent vers ce qui était idéal et refusèrent de copier les habitudes des animaux inférieurs ou de l’homme primitif. Ils parvinrent ainsi à la conception d’un individu pur et noble, participant au divin, et d’une fraternité universelle de l’humanité et prêchèrent la nécessité que l’individu se considère comme citoyen du monde et accomplisse ses devoirs sociaux. » (71) « « Le retour à la nature », loin d’impliquer le retour à l’animalité et la réduction des besoins de l’homme au niveau de ceux des bêtes, s’avéra impliquer une différentiation fondamentale de l’homme raisonnant par rapport à la déraison de la brute ou à l’inertie de la matière, afin de placer l’homme sur un unique plan spirituel et finalement de le faire passer de l’isolement individuel à la fraternité consciente avec l’espèce et à l’harmonie de volonté avec Dieu […]  « Ainsi, pour l’homme, « vivre selon la nature » signifie « la concordance des actions humaines avec la loi de la nature, la conformité de la volonté humaine avec la Volonté Divine, la vie selon le principe qui est actif dans la nature et que partage l’âme humaine. Les stoïciens annulèrent de cette manière la différence entre la nature et la raison : agir selon la raison et agir selon la nature sont identiques, la loi et la nature sont unies parce que la loi est le produit de la raison ; par conséquent, nous sommes autorisés à penser en termes de loi naturelle. La fin éthique du sage stoïcien, son summum bonum, est nécessairement la soumission à l’ordre divinement établi de l’univers. Mais il faut maintenant préciser que l’homme conforme sa conduite à sa propre nature essentielle, la raison. Les deux déclarations sont en fait identiques puisque l’univers est régi par la loi de la nature. Il est donc évident que la loi universelle de la nature est à la fois le principe directeur du cosmos ainsi que le but et la norme de l’homme. Chez les stoïciens il s’ensuit qu’il n’existe pas de différence entre l’accomplissement éthique de l’individu, l’accomplissement éthique de l’ensemble de la communauté de l’humanité […] et la loi rationnelle de la nature. » (72)

Certes, agir selon la raison et agir selon la nature sont identiques dans la mesure où l’utilisation correcte de la raison permet de saisir la nature comme un ordre universel. Si une personne n’utilise pas la raison afin de guider ses actions et de suivre la nature, une telle personne ne vaut pas mieux qu’un animal.

« Un des premiers effets du rétablissement de la raison à sa place « naturelle » fut la réintroduction de l’ensemble de l’ordre des « choses indifférentes » dans le domaine de la morale. Tant que la vertu n’était qu’une juste condition et qu’un exercice de la volonté, agissant sur les intimations de l’instinct et des sens, aucune alternative n’était possible en dehors de l’acceptation ou du rejet ; aucune voie intermédiaire, aucune négociation ou suspension de décision ne pouvait être autorisée sans admettre la faillibilité de et renoncer à l’autocratie indépendante de l’organe moral. Mais avec l’apparition de la raison sur la scène, avec son pouvoir de discrimination, d’évaluation et, surtout, de « suspens », la position changea. Techniquement, en effet, la suprématie et l’indépendance de la volonté demeurèrent intactes et son mépris des choses indifférentes était aussi inconditionnel et intransigeant que son rejet des choses indésirables mais la raison, malgré tout, fit des concessions que la volonté vertueuse ne pouvait pas admettre ; elle établit de son propre point de vue des classifications et des degrés de mérite, elle attacha des valeurs conditionnelles et des revendications préférentielles  à la reconnaissance, selon que les choses tendent à avancer ou retarder la vie selon la nature, et réduisit ainsi le nombre des choses strictement indifférentes à un reste qui se tenait hors de toute relation déterminante avec la volonté et auquel la raison elle-même ne pouvait pas attribuer une telle valeur secondaire, positive ou négative. » (73)

« Par ces étapes le stoïcisme altéra entièrement la physionomie du « sage ». La raison, une fois sa place dans la nature justifiée et rétablie, tendit à devenir le partenaire dominant dans chaque exercice de la volonté. Elle seule pouvait fournir des critères de conformité à soi-même, interpréter et diriger les impulsions des sens ; elle seule pouvait opposer à juste titre la réduction des besoins et l’abandon de l’indépendance. Elle était ainsi de toutes parts nécessaire à l’action juste, et détenait, en quelque sorte, la voix prépondérante dans les ajustements de la nature à la vie. Le contrôle en vint à être considéré comme plus important que l’élan initial et ainsi on trouva que l’essence même de la personnalité et de la « nature » résidait dans la domination de la raison. Elle usurpa progressivement plus qu’un simple pouvoir directeur et prétendit trancher la question préalable de l’utilité. Elle pouvait refuser l’assentiment à n’importe quelle ligne de mouvement et condamner à l’inertie toute impulsion ou émotion. À ce stade le renversement de la position initiale fut complet. Car la « nature » dans laquelle la raison n’avait en premier lieu aucune place était maintenant entièrement à sa merci et pouvait être mise de côté comme non autorisée et en conflit avec les mandats de l’autorité première. La nature était devenue contraire à la nature et devait par conséquent cesser d’être. La suppression des émotions (apathéia) […] une autodétermination distincte de l’imperturbabilité assurée par le rejet des besoins […] prend une place cardinale dans le schéma de vie stoïcien. Et ainsi […] l’idée de personnalité […], de l’unité ultime de la volonté et de la conscience individuelles, d’un Égo distinct de l’organisme physique et de l’environnement […] finit par faire son chemin dans la pensée grecque […] » (74) et, encore plus important, révèle un dualisme plus profond nouveau pour la philosophie « grecque » et, plus généralement, une antithèse précédemment inconnue des peuples aryens.

En effet, « jusqu’alors l’accent avait été mis sur le côté physique et sensible de la nature ; la prise en compte de la raison et, en conséquence, le lien qui fut établi entre la raison et les relations sociales changèrent la conception du sage et des choses indifférentes. Dans la clarification progressive des implications de l’immanence panthéiste et de la fraternité sociale, le retour à la nature impliqua la séparation d’avec les brutes et la matière inerte et le passage de l’isolement individuel à la fraternité consciente avec le genre humain et à l’harmonie de la volonté avec Dieu. Tant que la sensation et l’instinct étaient seuls juges, il ne pouvait y avoir qu’un rejet absolu ou une acceptation absolue. Lorsque la raison fut placée au-dessus de la sensation et de l’instinct, il en résulta une hiérarchisation des choses indifférentes selon leur capacité à favoriser ou entraver la vie conforme à la raison. Il en résulta l’effacement ou du moins une tentative d’effacement des émotions et l’idée que la nature, de laquelle la raison avait été exclue, était subordonnée précisément à la raison. De la vue selon laquelle la raison était souveraine se dégagea progressivement la conception de la personnalité en tant qu’unité ultime de la volonté et de la conscience individuelles, distincte de l’organisme physique et de l’environnement ; enfin, le stoïcisme tardif établit l’antithèse finale, non pas entre la pensée et la sensation, mais entre l’esprit et la chair. »

Pour le stoïcien, la tâche était de mener les pensées et l’action de l’homme à l’harmonie avec les lois de l’univers, la raison de l’homme avec la « raison universelle ». Cela ne pouvait être accompli que par le « sage » par la pratique de la vertu. Elle fut rendue plus aisée par l’enseignement de Zénon de Cition qui, dans sa République, une œuvre rédigée alors qu’il était avec les cyniques et qui fut conçue afin de subvertir celle de Platon, redéfinit des concepts politiques tels que la liberté et la citoyenneté en termes de vertu (75) et, pour commencer, altéra le sens traditionnel de la vertu qui, pour Platon, était une capacité héréditaire partagée seulement par les nobles (76). Pour Zénon, au contraire, la vertu est « une vie rationnelle, un accord avec le cours général du monde », qui peut être potentiellement atteinte par tout le monde, indépendamment de la race et du sexe : « seul le sage ou le vertueux sont de véritables citoyens ou des amis ou des frères ou des hommes libres. » (77) Pour Épictète, la liberté est une qualité morale, un état d’esprit, que seul le sage possède ; le terme est lié à la tranquillité d’esprit. Le sage est libre parce qu’il s’est libéré des émotions inappropriées et, par conséquent, est dans un état de calme tranquillité (apathéia), ou […] peut-être – de « neutralité intérieure ». (78)

Pour une raison qui deviendra claire comme de l’eau de roche dans la prochaine partie de cette étude, on peut le mieux saisir la pensée stoïcienne à propos de la liberté en lien avec son point de vue éthique sur l’esclavage. Il peut être résumé en quatre points :

« 1. L’esclavage selon la loi, l’esclavage institutionnel, est extérieur, en dehors de notre contrôle et par conséquent il ne faut pas s’en soucier ; 2. L’esclavage en tant que condition de l’âme est à la fois sous notre contrôle et on ne peut plus important ; 3. Seul le sage ou l’homme bon est libre et indépendant ; l’inférieur/l’insensé ou l’homme mauvais est dépendant et servile ; 4. Les sages sont très peu nombreux tandis que quasiment toute l’humanité est inférieure. La plupart des hommes sont (moralement) des esclaves. » (79)

L’esclavage légal était marginal dans le discours philosophique stoïcien. « Il n’y a aucun signe que les stoïciens débattirent des origines et de la justification de l’esclavage légal dans les termes de l’argument qui fait surface dans la Politique d’Aristote. Ils ne semblent pas avoir soutenu, comme les adversaires d’Aristote le firent, que l’esclavage était une institution créée par l’homme, et une institution injuste, fondée sur la force. La raison est que du point de vue de leur philosophie l’ensemble du débat n’était pas pertinent. L’esclavage légal était évidemment un produit du nomos, de la loi ou de la convention. Mais il était également, du point de vue de l’individu, extérieur et indifférent, pas quelque chose qui devrait attirer notre attention, exciter nos émotions ou par rapport auquel devrait s’exercer notre intellect. » (80) L’essence de l’esclavage pour le stoïcien était la perte du pouvoir de l’action autonome. « Pour le stoïcien, l’esclavage légal, le genre d’esclavage qui frappa Diogène, n’a aucune importance. Il n’est pas en notre contrôle, il est extérieur, comme la santé et la maladie, la richesse et la pauvreté, le statut bas ou élevé. En tant que tel, il ne doit être jugé comme ni bon ni mauvais mais, plutôt, comme indifférent. Le véritable esclavage, tout comme la véritable liberté est une condition de l’âme, pas du corps. Par conséquent une âme ou un esprit libre peut exister dans un corps qui ne l’est pas. L’âme, en particulier la faculté de raisonnement, est sous notre contrôle, par la dispensation des dieux. Que nous soyons ou pas libre et indépendant et que nous exercions le libre choix (prohairésis) dépend de notre attitude par rapport aux éléments extérieurs. Nous pouvons soit ne pas être contraints et dominés par eux et être libres, soit leur permettre de nous contraindre ou de nous dominer et être esclaves. » (81)

Partant de là, il faut s’attendre à ce que la plupart des stoïciens rejettent la théorie d’Aristote de l’esclavage naturel. La doctrine du très petit nombre de sages qui sont libres et de la masse des inférieurs qui sont esclaves n’est pas présentée comme une doctrine de gens qui sont ainsi divisés en vertu d’une disposition naturelle, et les affirmations de certains textes stoïciens à propos du potentiel de tous les êtres humains à devenir vertueux, bien qu’elles ne doivent pas être exagérées, ne doivent pas être non plus sous-estimées (82). En fait, les stoïciens enseignèrent même, bien en avance sur leur temps, la possibilité du progrès moral – un point de vue qui semble contredire leur affirmation selon laquelle il n’y a pas de degrés de vertu et de vice, pas de positions intermédiaires. Pour Sénèque, les esclaves sont vertueux, ou le sont au moins potentiellement ; loin d’être inférieurs à leurs maîtres, ils peuvent être moralement leurs égaux.

La contribution du stoïcisme à la théorie de l’esclavage « fut de déplacer l’attention de l’esclavage légal à l’esclavage moral. Se faisant, ils ne se demandaient plus, comme Aristote fut contraint de le faire, comment la forme la plus flagrante d’exploitation légale de certaines personnes par d’autres pouvait être justifiée, mais comment les êtres humains pouvaient libérer leur âme de l’oppression des passions et des émotions et aligner leurs attitudes morales et leurs comportements sur une loi supérieure à la loi des hommes, la loi de la nature […] Leur point de départ fut l’acceptation de la rationalité de tous les êtres humains. Dans le stoïcisme tardif cela déboucha sur la thèse que tous les hommes sont apparentés par nature. Ils prirent de la distance par rapport à Aristote simplement en établissant ce point de référence. » (83) Ils développèrent le cosmopolitisme des cyniques en une doctrine de la parenté commune de tous les hommes en tant qu’êtres rationnels. « Les esclaves et les hommes libres sont déclarés être frères, descendants de la même souche, de la divinité ou « du monde ». » (84) Épictète « infère l’existence de la communauté mondiale, la cité cosmique, du fait que Dieu et les hommes sont apparentés, que les hommes sont fils de Dieu. » (85) Le thème commun de beaucoup  de textes de Hiéroclès et d’autres est l’universalité : « Tous les hommes sont apparentés, nous sommes tous issus de la même source ; tous les hommes possèdent la rationalité ; nous avons une affinité envers et une responsabilité de prendre soin de « l’ensemble de la race humaine ». » (86) Pour Marc Aurèle, cette « affinité naturelle des êtres rationnels » entraîne « une éthique de responsabilité sociale », qui à son tour implique que chacun de ces « êtres rationnels » se conforme à « l’intelligence de l’univers », qui « a fait les choses inférieures pour le bien des supérieures et […] a adapté les supérieures les unes aux autres. » (Méditations, 5.30). En d’autres termes, la hiérarchie selon la pensée stoïcienne est du vent (87).

Certes, « rien n’indique qu’ils étaient prêts à aller plus loin (sic). » « Le stoïcisme (le stoïcisme du paradoxe « Chaque homme bon est libre et chaque homme mauvais est un esclave », le stoïcisme d’Épictète) n’était pas optimiste quant aux chances d’atteindre la liberté et l’indépendance morales. Tous peuvent naître avec l’impulsion vers la vertu et les inférieurs peuvent devenir sages. Mais les sages sont très peu nombreux. » (88) Mais rien n’empêchait ceux qui étaient sensibles à son enseignement de croire, conformément à la tendance humaine, trop humaine, à la vanité dont, étant donné la méthode d’investigation éminemment psychologique du stoïcisme, les stoïciens ont pu être conscients, qu’ils faisaient partie du « petit nombre ». Certes, « le stoïcisme était déterministe. Le destin ou la Providence a prévu à l’avance les principaux détails de la vie d’un individu. Il lui a assigné un rôle à jouer, et il est de sa responsabilité morale que de s’appliquer volontiers à ce rôle […] Le message pour les esclaves, explicite chez les stoïciens tardifs, était de rester à leur place et de bien servir leurs maîtres. C’est là que réside la bonté morale et donc le bonheur […] L’esclavage lui-même et la doctrine des éléments extérieurs, qui contribua à le soutenir, demeurèrent intacts. » (89) L’histoire a démontré que le public des stoïciens n’était pas aussi fataliste que les stoïciens.

L’éthique stoïcienne eut une influence énorme sur l’éthos romain et sur la société romaine : « Le stoïcisme […] ne croyait pas au progrès social. Néanmoins, en plaçant son idéal pratique non dans l’isolation de l’être humain individuel mais dans son union avec le grand tout de la nature et de l’humanité – un universel abstrait au lieu d’un particulier abstrait – il favorisa le progrès social même qu’il semblait nier. Ce fut le crédo approprié aux meilleurs citoyens d’un empire universel ; il fournit une justification intellectuelle à l’abolition des barrières de la race et de la caste. Avant le christianisme il proclama que tous les hommes étaient frères et que tous pourraient être par adoption les enfants de Dieu. Dans son mépris des « choses extérieures » en tant que choses indifférentes, tout comme le christianisme, il échappa au besoin de faire directement face aux nombreux problèmes sociaux ; mais il introduisit un esprit cosmopolite et humanisant dans l’esprit des citoyens qui étaient engagés dans l’œuvre d’administrer et d’interpréter la loi du monde romain. » (90) Dernière chose mais pas des moindres, puisque la liberté est intériorisée, comme c’est le cas dans le stoïcisme, l’esclavage extérieur devint sans importance. « Tout est une question de conscience de soi, d’évaluation de soi. Que vous soyez un esclave ou un consul, en tant que stoïcien vous jouez un rôle social tout en restant intérieurement libre. » (91)

On peut le mieux voir à l’œuvre cet « esprit humanisant » dans le point de vue pré-moderne des stoïciens sur le concept de droits, qui est étroitement lié à celui de « loi naturelle » : « Pour Aristote […] tous les droits qui s’exercent dans une communauté sont conférés à des individus spécifiques en vertu du fait, et seulement en vertu du fait, qu’ils exercent des fonctions politiques ou juridiques spécifiques. On pourrait être tenté d’appeler de tels droits naturels au sens large puisqu’ils se fondaient sur la justice naturelle et pour Aristote la polis est elle-même enracinée dans la nature. Aucun de ces droits politiques ou juridiques n’est cependant inaliénable ou ne s’attache naturellement aux individus du seul fait de leur humanité. Si, par exemple, un individu d’une vertu prééminente apparaissait dans la cité, tous les droits et les privilèges politiques seraient supprimés puisque Aristote pense qu’il serait préférable que la personne vertueuse règne. En revanche les stoïciens furent les premiers penseurs de l’antiquité à développer une conception des droits qui sont naturels dans le sens plus fort d’être naturellement attachés aux individus par le simple fait qu’ils sont des êtres humains et, en tant que tels, des membres d’une communauté humaine naturelle. » (92)

Encore une fois, « la scène primaire de l’eleuthéria grecque est publique et non privée ; son cadre est la place publique (agora) et non la citadelle intérieure de la psyché humaine. L’eleuthéria était une combinaison de participation et de devoir, une obligation et un potentiel pour l’action civique créative. Les cultures antiques n’avaient pas notre compréhension contemporaine de la notion de liberté individuelle. Bien plus tard, le philosophe stoïcien grec Épictète (c. 55 – c. 135 ap. J.-C.), lui-même un esclave émancipé qui connut bien des malheurs dans sa vie y compris le handicap physique et l’exil, développa la doctrine de la liberté intérieure en tant que seul refuge de l’individu, une « polis intérieure » et une « acropole de l’âme ». » (93) « Le principe de la liberté intérieure suffisante à elle-même pour le bonheur, mena le stoïcisme à la séparation de l’homme d’avec le citoyen et à son affranchissement de l’État. L’étranger, le barbare, l’esclave peut être un homme : le citoyen ne le peut pas. » En définissant l’homme sans aucune référence à la citoyenneté, en allant aussi loin dans la même direction qu’affirmer, sur le fondement d’une compréhension moraliste du principe de l’ordre universel, l’unité de la race humaine, le stoïcisme mina et ébranla l’ensemble du système traditionnel du monde gréco-romain. De plus, la définition abstraite stoïcienne de la liberté ne souligne que le libre arbitre subjectif de celui qui agit, alors que la libertas romaine était en premier lieu le droit objectif d’agir. Les Romains concevaient la libertas non en termes d’autonomie de la volonté mais en termes de relations sociales, comme un devoir aussi bien qu’un droit : un droit de revendiquer ce qui est dû à soi-même et un devoir de respecter ce qui est dû aux autres, ce dernier étant exactement ce à quoi revient l’acceptation de la loi, car respecter la loi signifie en fin de compte respecter des droits autres que les siens.

Le développement de la doctrine chrétienne de la liberté dans les évangiles est essentiellement l’œuvre de Paul. Nous verrons que les épîtres de Paul et certains des évangiles synoptiques sont informés par des croyances liées à la cristallisation  du concept subjectiviste et antitraditionnel de l’ « eleuthéria » dans les sectes et écoles de philosophie « grecques » antiques susmentionnées critiques de l’éthos de la société civile (94).

Tout en ne tenant pas compte de la possibilité d’une filiation intellectuelle directe entre Paul et le sophisme, certains de ses commentateurs n’ont pas pu s’empêcher d’être intrigués par la richesse de la sophistication rhétorique dont il fait preuve dans sa critique du mouvement corinthien sophistique dans 1 Corinthiens 1.4-9, certains d’entre eux allant jusqu’à reconnaître qu’ « en énumérant ses accomplissements et ses réalisations, Paul a d’abord dû ressembler à n’importe quel sophiste qui prouve que sa vie est un témoignage » (95), en particulier quand il exhorte les Corinthiens à l’ « imiter » et à se « vanter » de lui, précisément comme les sophistes faisaient avec leurs chefs. Quoi qu’il en soit, que Paul ait inversé le modèle de la vantardise sophistique (3:18-23) ou l’ait simplement appliqué en pleine connaissance de cause, comme un « initié » ; qu’il est ainsi été ou non familier des éléments de la logique sophistique, et si tel est le cas, qu’il ait été pleinement conscient ou non de sa dette envers le sophisme, le fait est qu’il était en accord avec l’utilisation antitraditionnelle de l’antithèse entre le nomos et la physis qui fut auparavant popularisée par certains sophistes. En effet, Paul fit usage du premier en tant qu’antithèse de la seconde afin d’établir un contraste entre la loi humaine, particulière, et la « loi de la nature » – qui était utilisée par les Romains et les Galates comme un synonyme de « loi intérieure ». Par ailleurs, Paul remplaça nomos par sunéidésis (un prétendu « aspect universel de la conscience humaine ») et physis par pistis. Le nomos est considéré, avec « la domination du péché » et la « mort », comme un obstacle à la liberté, que seule la foi en Jésus peut apporter. Par conséquent, le dédain des et l’indifférence envers les valeurs et les vertus communément admises qui étaient professés dans le cynisme (populaire) furent promus (Gal. 4.8-10, Col. 2.8-10) encore plus agressivement. « Les convertis galates « païens » de Paul étaient encouragés à abandonner tous leurs repères sociaux les plus évidents – les festivals, les règles diététiques et les autres règles de pureté, tout code régissant le rang social, la race et le genre, les règles qui structuraient la vie civile. Ceux-ci devaient être considérés non comme habilitants mais comme asservissants ; renoncez y pour le Christ et vous jouirez d’une réelle liberté. » (96) En raison de cela et d’autres aspects de son enseignement, « il est difficile d’imaginer comment Paul aurait pu être perçu comme autre chose qu’un Juif cynique renégat. Les cyniques étaient les seuls individus environnants à parvenir à ces conclusions très négatives, à agir eux-mêmes par rapport à elles et à exhorter les autres à les imiter. » (97) En outre, « en tant que pharisien hellénistique (Phil 3.5) il est presque certain que Paul a été au courant du stoïcisme et de sa discussion de « la loi » (comme c’était le cas de l’auteur de 4 Maccabées et de Josèphe et de Philon ; et si Luc a raison de situer l’origine de Paul à Tarse, qui avait une forte tradition stoïcienne). Paul aurait alors été au courant que le cynisme était la nourrice originelle et le partenaire d’entraînement continu du stoïcisme. » (98) Le thème du renoncement aux possessions matérielles, la première étape vers la « liberté » cynique, qui fut franchie par Cratès lorsque, après avoir fait don de tous ses biens à sa ville natale, il s’écria au milieu de l’ecclésia : « Cratès, fils de Cratès, libère Cratès », ne tombera pas dans l’oreille d’un sourd dans les premières communautés chrétiennes : « Les philosophes cyniques errants trouveront des homologues chez les premières figures charismatiques chrétiennes errantes. Eux, aussi, renonceront au domicile, à la famille et aux possessions […] Les mots d’Épictète […] sont parlants : « Je suis allongé sur la terre nue ; je n’ai pas de femme, pas d’enfant, pas de petite maison – seulement la terre et le ciel et une grande horloge. Pourtant qu’est-ce qu’il me manque ? Ne suis-je pas exempt de soucis, sans crainte ? Ne suis-je pas libre ? » (Dissertationes III 22.46-8). »

« Un éthos radical analogue se trouve dans les évangiles. Selon Marc (10:1 7ff) le discipulat chrétien exige le renoncement aux possessions et selon Matthieu (6:25) « En dernière instance, ce qui est nécessaire est la liberté intérieure par rapport aux possessions et la liberté vers la providence ». » (99)

Traditionnellement, l’eleuthéria était le privilège des hommes libres, des citoyens, citoyens d’une polis particulière liée à une ethnie et à une localité qui, en tant que tels, participaient à part entière à sa vie politique et qui, cependant, n’étaient libres que par la loi (nomos). Aucune des nombreuses occurrences d’eleuthéria dans les épîtres de Paul ne porte la plus lointaine relation avec sa signification politique originelle. L’eleuthéria n’est pas conçue comme la liberté pour quelque chose, comme point de départ réservé à une minorité sur le fondement de sa naissance, mais comme « la liberté par rapport aux choses », comme point d’arrivée – pour tous (100). « Pour les stoïciens, le cosmopolitisme impliquait l’affirmation d’obligations morales envers les êtres humains partout dans le monde parce qu’ils partagent tous une rationalité commune indépendamment de leur différences politiques, religieuses et d’autres affiliations particulières. Les cosmopolites stoïciens étaient d’avis que tous les humains vivent ensemble « comme s’ils se trouvaient dans un État. » (101) Ils concevaient cette communauté en termes moraux. Ils utilisaient la citoyenneté mondiale comme une métaphore de l’adhésion commune à une seule communauté morale. » Dans le discours chrétien, la « foi commune » remplaça la « rationalité commune » stoïcienne.

Le critère de politéia (citoyenneté) fut en conséquence altéré. Le critère de participation à l’ecclésia – la principale assemblée de la démocratie athénienne – appliqué par Paul est la pistis (foi) en lien au pneuma (esprit) (102). « Alors que les philosophes grecs tels que Platon et Aristote conceptualisèrent la liberté en tant que liberté d’accomplir ses devoirs publics, une liberté qui ne pouvait être exercée que dans une polis, dorénavant la liberté avait acquis une signification personnalisée et autonome. La liberté ne dépend plus de l’existence d’une organisation politique spécifique, elle est plutôt potentiellement accessible à tous ; un état intérieur dont on peut faire l’expérience indépendamment des ordres sociaux et politiques. » (103) Pour Aristote, « l’eleuthéria est, politiquement, la fin même d’une cité, éthiquement, la fin d’un individu » (104), étant entendu que la fin de cette dernière ne peut pas être accomplie indépendamment de celle de la première. Ces objectifs complémentaires sont stoïquement découplés dans les épîtres de Paul. La nouvelle doctrine de la « liberté » est définie par choix moral par lequel « quelle que soit sa classe sociale, un individu qui était intérieurement bien disposé pouvait parvenir à la liberté de choix, mais une liberté interprétée de manière éthique et ontologique. » (105) Chez Paul et dans le stoïcisme, ainsi que dans l’ensemble du courant philosophique duquel est issu le stoïcisme, la liberté passe du plan politique au plan moral, de l’objectif au subjectif, du commun au personnel. Tandis que l’ensemble du discours politique « se retirait dans l’éthique, la cité s’internalisait », la liberté « se situa alors dans les provinces de la moralité et de l’au-delà. » (106) La « liberté intérieure » des stoïciens n’était plus « atteignable seulement par le sage », le « royaume de Dieu » était maintenant à la portée de tout le monde et, en fait, on déclarait qu’il se trouvait dans chaque individu, d’autant plus que le « royaume de Dieu » apocalyptique et imminent mettait du temps à se matérialiser. Quel que soit le terme utilisé par Paul pour qualifier la conception de la citoyenneté, il appartient au champ lexical de l’abstraction. B. Blumenfeld a décidé de l’appeler « mystique ». Pourquoi pas ? (107)

Ceux qui mettent en garde contre une analogie trop étroite entre la compréhension que Paul a de la liberté et le concept de liberté dans les écoles philosophiques « grecques » soutiennent que leur ressemblance serait superficielle au motif que « tandis que pour Paul la liberté se fondait sur la grâce de Dieu et était de nature charismatique, elle se basait sur la philosophie et le résultat de l’éducation pour les stoïciens. Alors que Paul la définit comme étant « en Christ », les stoïciens insistaient qu’elle était synonyme d’autonomie morale éduquée. Alors que Paul parle de liberté par rapport aux péchés, les stoïciens prônaient la liberté par rapport au destin […] Au cœur même du sujet Paul et le stoïcisme sont en désaccord. Tous deux parlent d’abandon et d’obéissance mais pour l’un c’est au Christ tandis que pour les autres c’est à la loi intérieure de son être. L’un est théo- et christo-centrique ; l’autre est anthropocentrique. » (108) «  Le stoïcien est libre car il est maître de lui-même par la pensée rationnelle ; pour Paul la volonté de l’homme est corrompue et il est en lui-même totalement incapable de liberté. Le stoïcien trouve la certitude d’existence dans l’auto-restriction et il s’agit de sa liberté ; pour Paul la responsabilité envers soi-même conduit l’homme au désespoir et il ne peut parvenir à la liberté que s’il se libère de lui-même. Le stoïcien peut se séparer du temps et nier l’avenir, parvenant ainsi à la liberté par abstraction ; pour Paul la temporalité est inhérente à la nature de l’homme, de sorte que, même s’il est conditionné par son passé, il doit continuellement prendre de nouvelles décisions pour l’avenir, ce qu’il ne peut pas car il est son passé et ne peut avoir la liberté que par don de la grâce » (109), etc. Ce qui est superficiel est plutôt ce genre de distinctions qui, peu importe à quel point certaines d’entre elles peuvent être pertinentes d’une perspective philosophique ou théologique, sont essentiellement couper les cheveux en quatre d’une perspective plus profonde, de laquelle ce qui distingue et sépare même le concept stoïcien de liberté du discours de Paul sur la liberté semble infiniment moins important que ce qui les lie, leurs nombreuses dissemblance infiniment moins centrales que leurs similarités. Leur similarité de nature est souvent évoquée par inadvertance dans des arguments à propos de leurs contrastes, comme dans la déclaration suivante : « Les stoïciens soutenaient que l’individu ne parvient à la liberté que par ses propres efforts pour vivre selon la nature et la vertu, alors que pour Paul l’individu ne parvient à la liberté que par l’aide de Dieu, manifestée par le Christ. » (110) « Individu » est le mot clé, le plus petit commun dénominateur de la liberté chez Paul et de la liberté dans la philosophie stoïcienne.

L’intérêt croissant pour l’individu, influencé par les développements démocratiques à Athènes, ou plutôt, comme cela a été précédemment souligné, par les développements de l’idéal démocratique (111), hypnotisa certains individus en une croyance à l’égalité humaine et mena par conséquent à l’effacement des statuts social, politique et économique au nom de préoccupations morales. Les maîtres furent exhortés à se souvenir que « l’homme que tu appelles ton esclave est issu de la même souche, est situé sous les mêmes cieux et sur un pied d’égalité avec toi respire, vit et meurt. » (Epistulae, 47:30) Pour Paul, suivant les pas des stoïciens et de Philon (112), il va sans dire que la morale prime sur l’esclavage selon la loi, sans parler de l’ « esclavage spirituel » ; l’esclavage de l’âme est plus dommageable que l’esclavage du corps. Tout comme Sénèque et d’autres stoïciens il s’intéresse à la qualité de la relation entre maître et esclave. «  Une vision de l’unité de l’humanité joue un rôle de soutien dans son argumentation, comme dans celle de Sénèque. » (113) Il est prétendu que « la comparaison s’effondre quand on examine de plus près les objectifs et les préoccupations des deux hommes. Sénèque ne s’adresse qu’aux maîtres. Il leur offre comme incitation à traiter avec ménagement leurs esclaves (qui en tant qu’êtres rationnels sont leurs frères) la perspective d’avantage réels – allant du service dévoué et sacrificiel de leurs esclaves à la libération de la crainte d’être assassiné par eux. Paul, s’adressant indifféremment aux esclaves et aux maîtres, égaux aux yeux de Dieu, parle de récompenses et fait allusion aux châtiments dans l’au-delà. Son message aux esclaves est qu’en servant bien leurs maîtres ils servent le Christ. Les instructions aux esclaves et aux maîtres doivent être considérées comme faisant partie d’un appel à tous les hommes, quelque soit leur condition sociale, légale ou ethnique. » (114) La comparaison ne s’effondre que pour redevenir efficace et même être renforcée par une croyance commune à l’égalité de tous les hommes, une croyance persistante, récurrente, insidieuse, tenace, qui, par-delà les différences doctrinales et tactiques, est immanquablement la marque distinctive d’un seul et même courant de pensée au sens samsarique, qu’il soit externalisé sous une forme philosophique ou sous une forme religieuse. En fait, les épîtres vont plus loin que les stoïciens tardifs quant au problème de la relation entre maîtres et esclaves, ou, à vrai dire, entre esclaves et maîtres : non seulement, contrairement aux stoïciens, Paul s’adresse à des esclaves, s’adresse directement à eux, quelque chose qui était des plus inhabituels dans l’instruction morale de l’antiquité, mais, comme cela a été souligné, l’apôtre s’adresse aux inférieurs, les esclaves, en premier dans cette paire de relation. En outre, « si la société considérait les esclaves comme une propriété, Paul s’adresse à eux en tant que personnes. Si la loi exigeait l’obéissance, Paul fit de la vie d’esclave un acte de dévotion où le service au Christ est le plus grand bien. »

« De même Paul encourage les maîtres à établir leur relation avec leurs esclaves de manière à démontrer de manière tangible leur égalité en Christ. Ils doivent appliquer la règle d’or à leur traitement des esclaves : « Maîtres, accordez à vos serviteurs ce qui est juste et équitable, sachant que vous aussi vous avez un maître au ciel. » (Col. 4:1). Puisque le Seigneur est le maître de tous les maîtres et esclaves, les détenteurs d’esclaves doivent rester conscients que « chacun, soit esclave, soit libre, recevra du Seigneur selon ce qu’il aura fait de bien. » (Éph. 6.8). » (115) Il faut soit n’avoir aucune idée de la nature de l’esclavage à l’époque de Paul, une institution si largement acceptée qu’il n’est venu à l’esprit de personne de l’attaquer, tout du moins de front, ou, ce qui est plus probable dans ce cas, la considérer comme immatérielle, pour affirmer que « les attitudes sociales qu’il trahit quand il s’adresse aux esclaves et à leurs maîtres sont conventionnelles et conservatrices. La première instruction, cruciale, telle qu’énoncée dans 1 Corinthiens est que les esclaves doivent précisément rester à leur place sans ressentiment, en sachant que cela ne fait aucune différence pour le Christ que l’on soit un esclave ou un homme libre. » En effet, à peine Paul a-t-il ordonné aux esclaves de se contenter de rester dans la position dans laquelle ils se trouvaient quand ils devinrent chrétiens (1 Corinthiens 7.20) qu’il les encourage à faire le contraire : « As-tu été appelé étant esclave, ne t’en inquiète pas ; mais si tu peux devenir libre, profites-en plutôt. » (1 Corinthiens 7.21) (116).

Il y a quelque chose de profondément et astucieusement subversif dans le traitement de la relation entre les esclaves et les maitres dans les épîtres. Lorsque Paul « souligne cette pureté du cœur que l’on attend de l’esclave, mais que les maîtres doivent faire preuve de justice et également d’égalité (isotès) à l’égard des esclaves |…] cela signifie davantage que simplement « justement » et « équitablement ». C’est une reconnaissance qui subvertit subtilement la stratification sociale elle-même (3:22-4:1) en utilisant le langage de la « fraternité » et de l’ « amitié » (koinonia) […] des termes qui rappellent les Philippiens […] pour décrire une relation qui était tout sauf de koinonia dans le monde antique […] Paul relativise l’ensemble du système social en le plaçant dans le cadre critique de la « bonne nouvelle » de Dieu. » (117)

Cela implique que « Paul […] applique le principe de transcendance aux dispositions et attitudes sociales elles-mêmes. La soumission est conditionnée par la mesure de ce qui « convient au Seigneur » (3:18) […] De plus, les esclaves doivent servir comme ceux qui « craignent le Seigneur » (3:22) et comme s’ils « servaient le Seigneur plutôt que des humains » (3:23), parce qu’en fait ils « servent le Seigneur Christ » (3:24). » (118)

Cela implique également « qu’il y aura une tension entre toute forme de stratification et la communauté idéale du « ni esclave ni homme libre, ni Juif ni Grec » (3:11) et du « ni homme ni femme » (Gal. 3:28). » (119) Le fait que cette relation de l’esclave et du maître est définie comme une relation qui prend place sous Dieu, qui est maître des esclaves et des maîtres et devant lequel les esclaves et les maîtres sont ainsi fondamentalement égaux, ne pouvait qu’avoir de profondes implications sociales à long terme. 1 Tim. 6:1-2 montre clairement que les esclaves à qui Paul dit qu’ils étaient égaux à leurs maîtres devant Dieu prirent son message au pied de la lettre. Plus généralement, il n’y aucune indication que les évangiles ne furent compris que symboliquement par une grande partie de la masse des « gens sans valeur et méprisables, des idiots, des esclaves, des femmes pauvres et des enfants » qui, comme le reconnaît implicitement 1 Corinthiens 1:26-29, constituait le public cible des premiers évangélistes (d’ailleurs, le public de Paul, aussi, dont on dit qu’il était bien plus lettré, bien plus familier des écritures juives que les premières communautés chrétiennes, peut tout aussi bien être considéré selon les normes de Celse comme ayant été constitué de « gens sans valeur et méprisables, d’idiots, d’esclaves […] »)

Il n’y a aucune contradiction intrinsèque entre 1 Tim. 6:1-2 ou même Gal. 3:11 et divers autres passages des épîtres qui commandent, ou plutôt conseillent, aux esclaves d’obéir à leurs « maîtres ». Les seconds s’adressent au petit monde de la communauté chrétienne naissante et hétérogène, les premiers à un monde chrétien des plus désirés, dans lequel la tension est idéalement résolue et « il n’y a ni esclave ni homme libre ».

L’imagerie et le discours de Paul sur la relation entre les maîtres et les esclaves sont cohérents avec ceux de Jésus. « Jésus, en dépit du message (sous-développé (sic)) de libération que l’on trouve dans l’évangile de Luc, n’agit jamais pour abolir l’esclavage. Il le légitima plutôt. En dépit de violents soulèvements d’esclaves, comme celui que Spartacus mena (c. 70 av. J.-C.), résultant en la crucifixion de 6600 de ses partisans le long de la voie appienne, personne ne rédigea au premier siècle des tracts abolitionnistes ou ne questionna même la légitimité de l’esclavage. Le fait que l’esclavage est un motif constant dans le prêche de Jésus (Matt. 13:24-30 ; 18:23-35 ; 22:1-14 ; 24:45-51 ; 25:14-30 ; Marc 12:1-12 ; Luc 14:15-24 ; 15:11-32 ; 20:9-19) est en soi quelque chose d’unique. Placé dans le contexte du message général des évangiles, dans lequel le Messie est dépeint à la fois comme esclave (doulos) et comme Seigneur (kyrios) et dans lequel cette suzeraineté est atteinte en devenant un esclave (Phil. 2:5-11), un point de vue subversif commença à apparaître.

« Quand Jésus emploie l’esclavage comme une métaphore pour comprendre notre relation à Dieu, il accorde la primauté à une relation sur toutes les autres : Dieu impose une exigence exclusive et absolue à la vie de chaque croyant. Comme Jésus l’a enseigné : « aucun esclave ne peut servir deux maîtres » (Luc, 16:13). Plutôt que de légitimer la pratique de l’esclavage, l’utilisation analogue de l’esclavage pour comprendre notre relation à Dieu […] quand elle est bien comprise (sic) […] transforme radicalement toute autre relation. » (120) De même, Paul ne condamne pas explicitement l’esclavage ou n’appelle pas à l’abolition de l’esclavage, pourtant son utilisation de l’esclavage en tant que métaphore de la relation de l’humanité à Dieu est établie à partir de celle de Jésus afin d’éliminer la différence entre l’esclave et l’homme libre.

L’utilisation paulinienne du langage métaphorique de l’esclavage, l’identification de lui-même de l’apôtre à « un esclave du Christ » et, en général, la « théologie de l’esclavage » paulinienne sont les mieux comprises dans le cadre du contexte vétérotestamentaire. « L’esclavage était un élément accepté, structurel dans la société de l’ancien Israël, mais l’esclavage était le sort des autres, pas des Juifs. Les Juifs ne pouvaient être soumis à l’esclavage que temporairement, à moins qu’ils aient choisi de rester avec leurs maîtres (Exode 11:1-7 ; Deut. 15:11-18). Par conséquent, l’esclavage (des Juifs) aux hommes était défini comme un mauvais esclavage. L’alternative à l’esclavage aux hommes était l’esclavage à Dieu, qui pouvait être qualifié de bon esclavage. Moïse, Abraham et le reste des patriarches étaient des esclaves de Dieu. Il en va de même pour tout le peuple élu de Dieu. Ils furent libérés de l’esclavage en Égypte pour être esclaves de leur Dieu (voir Lév. 15:24 et 55) et reçurent la ferme instruction de ne pas devenir esclaves des hommes. » (121) Israël s’identifia aux esclaves de Dieu. Il a été noté à juste titre que « l’esclavage à Dieu devint partie intégrante de la compréhension juive de soi […] Un emblème qui aida à faire preuve d’une perception de et d’une relation distinctive à Dieu. » (122) Et les aida à s’identifier en relation avec le reste du monde.

Cette nuance de sens du titre « esclave » serait passée inaperçue des non-Juifs qui constituaient la majeure partie du public et du lectorat de Paul, qui aurait compris l’utilisation du terme par Paul de la même manière qu’ils se percevaient comme de véritables esclaves et, en tout cas, n’auraient probablement pas été autant capables que les érudits modernes de faire la distinction entre les cas où doulos était employé dans ses sens grecs et entre les cas où il avait des sens étrangers au grec. En général, cependant, la forme lexicale du Nouveau Testament est grecque et sa substance est juive (123). Le point de vue, partagé par certains milieux antisémites et par certains érudits, que le christianisme est essentiellement une universalisation des profondeurs du judaïsme, est rendu encore plus crédible par l’utilisation ambiguë et ambitieuse par Paul du terme Christos, qui peut être traduit par « Christ » ou « Messie » et rappelle l’utilisation vétérotestamentaire de « Serviteur », et par la continuité de pensée qu’une lecture attentive de l’original grec trahit entre les épîtres aux Éphésiens et l’Ancien Testament : « Paul ne considère très justement pas la société chrétienne, l’Église, comme une nouvelle société : il s’agit plutôt de la continuation directe, véritable et légitime et du développement de l’ancienne société divine, le peuple de l’alliance d’Israël. » (124) De manière générale il a été prouvé de façon concluante que des sources sémitiques jouèrent un rôle constitutif dans la composition de plus d’un évangile (125), quelque chose qui, à la lumière de la présence d’éléments stoïciens (ou cyniques) spécifiques, qu’ils soient liés ou non au concept de liberté, chez Marc, Matthieu et Luc, n’auraient pas surpris le philosophe juif hellénistique Aristobule, qui perçut que « la correspondance des points de vue des philosophes stoïciens et des écritures juives sont le résultat […] non pas du fait que les penseurs juifs ont lu les et été influencés par les stoïciens mais que les stoïciens ont lu et été persuadés par Moïse. Il déclare qu’ « il me semble que Pythagore, Socrate et Platon ont suivi avec grand soin [Moïse] à tous égards. Ils le copient quand ils disent entendre la voix de Dieu, quand ils contemplent l’agencement de l’univers, si soigneusement fait et si constamment maintenu par Dieu. » » (126)

On ne peut pleinement comprendre les déductions de Paul concernant la liberté que dans un contexte plus large que celui de l’histoire et des croyances juives. La notion que Jéhovah était devenu un protecteur spécial d’Israël et que les Hébreux dans leur ensemble étaient devenus les esclaves de Dieu reflétait le langage de la cour royale dans lequel les sujets du roi étaient souvent appelés esclaves, non seulement dans l’ancien Israël, mais également dans tout l’ancien Proche-Orient. La plupart des patriarches, rois et prophètes d’Israël sont désignés comme des esclaves de Jéhovah tandis que les fonctionnaires des rois orientaux s’appelaient déjà leurs serviteurs ou esclaves (127). Il existe également des preuves que les monarques absolus de Perse considéraient leurs sujets comme des esclaves (128). Trois points doivent être soulignés à cet égard : premièrement, les peuples sémitiques et orientaux « ne considéraient pas cette notion de l’esclavage comme repoussante mais comme une moyen commun de s’identifier au(x) dieu(x) qu’ils vénéraient. » (129) Il est intéressant de relever que les mots pour « esclave », « serviteur » et « adorateur » dérivent de la même racine dans les langues sémitiques. Deuxièmement, tout du moins en Mésopotamie ancienne, «  […] en dehors de l’attention particulière accordée à l’awelum dans le code d’Hammourabi […] habituellement traduit par « seigneur » […] il ne semble pas y avoir de désignation particulière pour un homme « libre ». Il n’existe aucune notion d’une personne « libre » dans un sens politique (130). Troisièmement, Patterson trouve l’idée exprimée dans la Mésopotamie préhistorique et même en Afrique que tous ceux qui servent le souverain sont des « esclaves du roi » et essaye de la justifier en soutenant que « puisque seul le roi-dieu est libre, la seule liberté qui vaille était celle qui s’obtenait par procuration en se faisant esclave de lui. » En fait, « les sujets d’un roi prêtaient serment devant les dieux de veiller sur lui et de le protéger, de sorte que leur servitude envers lui était en fin de compte une servitude envers les dieux », pourtant, au moins au Proche-Orient, les rois étaient également esclaves – des dieux (131).

Pour conclure cet aperçu de la genèse et du développement du concept de « liberté » dans le monde gréco-romain antique en tant que préliminaire à l’étude de l’influence du concept chrétien de liberté sur la Genossenschaft germanique primitive, il suffit de dire que la pleine conceptualisation de la liberté se produisit en premier lieu en tant que catégorie politique et sociale, sous l’influence d’éléments non aristocratiques (« Le concept de liberté ne fut inventé et rendu utile ni en Grèce ni à Rome. À Rome, au contraire, son dynamisme et son attractivité politiques en tant que mot d’ordre dans les conflits sociaux furent apparemment engendrés par le besoin de protection des citoyens n’appartenant pas à l’élite contre l’élite qui, en dépit de tout son pouvoir et de toute sa supériorité sociale, dépendait des citoyens pour la défense de la communauté. En Grèce, la protection de l’indépendance extérieure de la polis ne devint problématique que lorsque dans certaines des communautés dirigeantes une participation politique égale était déjà devenue une préoccupation cruciale des larges classes n’appartenant pas à l’élite » (132)), avant d’être utilisée et comprise plus tard dans un sens non politique et même apolitique ; puis en tant qu’attribut individuel, à nouveau et même encore plus manifestement sous l’influence de conceptions étrangères, qui seront dûment mises en évidence dans la prochaine partie de cette étude. Ces développements s’accompagnèrent d’une et furent façonnés par une abstraction croissante en lien avec le poids grandissant « d’un type humain qui, pour défendre des valeurs qu’il ne peut pas réaliser et qui lui semblent ainsi de plus en plus abstraites et utopiques, finit par se sentir insatisfait de et frustré devant tout ordre positif existant et toute forme d’autorité. » (133)

Il est des plus significatifs que le terme apparut en premier en tant qu’adjectif (libre), puis en tant que nominal (le libre) et seulement bien plus tard en tant que nom (liberté).

À l’époque athénienne, il était impossible que la classe cosmopolite des métèques, qui bénéficiait de la suprématie dans l’industrie – à l’exception de celle des mines – ainsi que dans le commerce, qui « importa des biens, et avec eux des idées, du monde entier, qui fut capable de déployer l’effort de son intelligence dans toutes les directions et de guider son instinct de réussite sur tous les terrains, ne connaisse jamais d’autre moyen d’action que l’argent […] » (134) Les professions libérales et intellectuelles attirèrent également les métèques. « La plupart des philosophes qui enseignèrent à Athènes avant Socrate et après Platon venaient de l’étranger. Ils exercèrent une puissante influence sur l’évolution morale et sociale du peuple athénien. Ils apportèrent avec eux toutes les idées qui s’élaborèrent dans le monde hellénique, mais en particulier celles qui convenaient le mieux à des hommes qui ne respectaient pas les traditions locales et étaient avides de nouveautés pratiques. En tant que professeurs, conférenciers vivants de leur profession et désireux d’en vivre très confortablement, ils se présentaient franchement en tant qu’importateurs de marchandises intellectuelles et marchands de celles-ci. Ainsi les métèques, alors qu’ils envahissaient le domaine économique à Athènes, faisaient en même temps pénétrer leurs idées dans la vie publique et privée. Ils occupèrent systématiquement toutes les avenues de la pensée qui rayonnaient du centre de la sophistique. Leur initiative fructueuse engendra les grands systèmes du IVe siècle. L’Académie fut une exception ; ce fut pour les véritables Athéniens que Platon exposa les principes de l’idéalisme aristocratique empreint de religion. » (135) Ils jetèrent ensuite leur dévolu sur les domaines restants qu’ils ne s’étaient pas encore accaparés : « Dans les domaines de l’art, de la science et de la littérature, les métèques firent preuve des mêmes qualités d’intelligence pratique que dans les domaines de l’industrie, du commerce et de la banque. Ils fondèrent les principales écoles de la rhétorique, ils créèrent des systèmes philosophiques avec des tendances réalistes, ils furent les meilleurs avocats, ils mirent la musique moderne à la mode et ils parvinrent à une grande popularité en tant qu’auteurs de comédies. Ils envahirent, transformèrent et s’approprièrent chaque sphère dans laquelle, tout en se faisant de l’argent et une renommée, ils purent exprimer leurs sentiments et diffuser leurs idées. » (136)

L’Académie ne resta pas longtemps une exception. À partir de Carnéade, né à Cyrène, une cité grecque en Afrique du Nord, l’Académie « sera dirigée par des scholarques non-Athéniens […] Les autres écoles n’étaient absolument pas locales dans leur direction : aucun athénien ne dirigera jamais le Péripatos. » (137)

Athènes, Smyrne et Éphèse étaient les principaux centres sophistiques mais l’écrasante majorité de ceux qui sont traditionnellement inclus parmi les premiers sophistes vinrent à Athènes d’Asie Mineure : Byblos, Gadara, Tyre, Émèse, Tarse, Tyane, Sidé, Pergé, Aphrodisias, Thyatire, Cnidos, Nicodémie, Amastris, Pérynthus, Aénos, Laryssa. Protagoras était originaire d’Abdera, une colonie fondée par des Ioniens en Thrace, où il « fréquenta les mages perses » (Philostrate, Vie des sophistes, 1.10) ; Gorgias, de Sicile ; Anaxagore, d’Asie Mineure. Des membres de la deuxième sophistique furent Syriens ; plus tard, Lucien de Samosate se considérait comme un Syrien. Les sophistes soulignaient souvent leur déracinement. Aristippe s’en vantait : « Je suis étranger partout. » Certains des principaux sophistes visitèrent Athènes en tant qu’ambassadeurs ; d’autres étaient des exilés. Après s’y être installés, ils se déplaçaient d’une cité à une autre, enseignant la rhétorique contre de l’argent […] Il n’était pas habituel pour les enseignants de faire payer leurs services à cette époque – aux enfants de familles riches. Ils ne formèrent jamais d’école au sens institutionnel.

Alors que la plus brève référence est faite quant à l’origine asiatique de la plupart des sophistes dans la plupart des travaux universitaires sur le sujet, le plus grand soin est pris de ne pas considérer leur antithèse entre le nomos et la physis en morale et en politique, leur désir d’égalité dans la liberté, leur relativisme éthique, leur scepticisme systématique fondé sur leur subjectivisme sensualiste, leurs théories rationalistes de la religion, l’ensemble de leur rhétorique et de leur philosophie, à la lumière de leur origine orientale. Il va sans dire, dans la « tradition occidentale » universitaire, que le mouvement sophistique est une des sources de la « tradition occidentale » et qu’il ne peut être étudié que dans le contexte de la culture hellénique. Cependant, si nous regardons au fond des choses, les choses semblent tout à fait différentes : « Les sophistes et la religion hellénique appartiennent clairement à deux mondes différents séparés par un large gouffre de profonds changements qui se produisirent au cours du IVe siècle av. J.-C. Pour le simple observateur il semble inconcevable que les deux puissent avoir quoi que ce soit en commun, en particulier si le point de comparaison concerne la religion et les dieux. Toute religion occidentale, hellénique ou autre, implique par définition une conviction que les dieux existent et une croyance ferme en eux. En revanche, les sophistes sont connus pour leur agnosticisme ou leur athéisme explicite, Protagoras et Prodicus en particulier. » (138)

Il existe des similarités entre la perspective sophistique et celle des systèmes philosophiques non-grecs contemporains ; frappantes sont celles qui existent entre la première et l’école carvaka en Inde. « Il y a des raisons de croire que les carvakas partageaient certaines qualités d’esprit avec les premiers philosophes grecs. Ils étaient tous deux critiques de la théologie officielle, disposés à traiter le dogme avec légèreté et présentaient une ouverture d’esprit peu commune quant à la spéculation concernant l’épistémologie, la métaphysique et l’éthique. Tous deux étaient remarquablement libres des entraves du passé ; tous deux estimaient que c’était un droit du philosophe de considérer l’univers comme une question d’intérêt privé […] » (139) La perspective épistémologique du carvaka était empirique, sa métaphysique matérialiste et son éthique hédoniste et, en tant que tel, « le carvaka est considéré comme s’inscrivant sans réserve au plus haut niveau de naturalisme. » (140) On peut trouver des éléments naturalistes au plus haut degré dans les écoles de philosophie qui, comme le jaïnisme et le samkhya, précèdent le développement de la « philosophie grecque » ; ainsi, il n’est manifestement pas vrai que le naturalisme est « aussi contraire aux modes de pensée orientaux qu’il est fréquent sous des formes plus ou moins explicites dans les conceptions occidentales. » (141)

Les Grecs reçurent cette pensée par divers canaux, par divers intermédiaires. Apulée répète une tradition selon laquelle Pythagore voyagea en Inde où il fut instruit par des brahmanes. Diogène Laërce dit de Démocrite : « Certains disent qu’il s’associa aux gymnosophistes d’Inde. » (D. L. 9, 35) ; Élien dit : « Démocrite se rendit chez les Chaldéens à Babylone et chez les mages et chez les sophistes d’Inde. » (Var. Hist. 4, 20) ; Hyppolite : « Démocrite […] conçut son système en discutant avec les gymnosophistes d’Inde, avec les prêtres d’Égypte et avec les astrologues et les mages de Babylone. » (Refutationes 1.13) On dit que Pyrrhon, le fondateur de l’école sceptique de philosophie, voyagea en Inde avec l’armée d’Alexandre et obtint des Indiens les idées de scepticisme, de suspension du jugement et d’indifférence (D. L. 9, 61-68). On dit qu’Onésicrite, un auteur grec historique qui accompagna Alexandre dans ses campagnes en Asie et écrivit une biographie sur lui, fut « envoyé converser avec ces sophistes indiens » (Strabon 15, 1, 63), dont le mépris des coutumes, l’impudeur, la liberté d’expression, la conception de la vie selon la nature et de l’apathie en tant qu’état d’indifférence aux passions qui s’obtient par l’entrainement et les épreuves, se reflètent outrageusement dans le cynisme. Les cyniques furent associés aux gymnosophistes (« les enseignants nus ») par Plutarque, qui suggéra qu’Alexandre avait entendu parler de ces derniers avant son expédition en Inde.

Les cyniques ne formèrent pas davantage une école au sens institutionnel que ne le firent les sophistes et, contrairement à eux, ne demandaient pas d’argent pour enseigner. « […] L’enseignant cynique […] dans un habit symbolique composé d’une cape, d’une besace et d’un bâton, parlait aux coins des rues et sur les places ouvertes à l’homme ordinaire de la rue […] Ces sermons cyniques étaient des discours informels qui utilisaient la méthode socratique de l’interrogation et du dialogue ; seulement, comme le prédicateur répondait à ses propres questions, mettant en place un interlocuteur fictif à qui il pouvait s’opposer et qu’il pouvait convaincre, la forme d’un tel colloque fut appelée diatribe. Il s’agissait d’un genre de dialogue-monologue qui était très efficace pour présenter informellement un enseignement éthique. » (142) Or, il a été établi que les méthodes d’argumentation des diatribes élaborées par les cyniques, plus précisément par Bion de Borysthène, qui s’adressaient à la foule, ressemblent « aux méthodes d’argumentation sous forme dialogique de certains midrashim exégétiques. » (143) Ultérieurement les stoïciens utiliseront également la diatribe avec beaucoup de succès.

Les cyniques, comme nous pouvons également nous y attendre, étaient pour la plupart d’entre eux non-Athéniens et beaucoup d’entre eux n’étaient probablement pas Grecs de naissance. Ménippe, un ancien esclave, est né à Gadara en Coele-Syrie, tout comme, deux siècles plus tard, le poète Méléagre qui, avec un esprit véritablement cynique, fit remarquer dans une épigramme : « Si je suis un Syrien, qu’est-ce qui importe ? Étranger, nous habitons dans une merveille, le monde : un chaos a donné naissance à tous les mortels […] » (144) Antisthène, dont on pense qu’il a été le fondateur du mouvement cynique, partage également une ascendance douteuse avec de nombreux cyniques, car il « n’était pas citoyen athénien mais le fils d’un citoyen et d’une Thrace ; il est ainsi décrit comme ayant tenu ses « lectures » dans le gymnase réservé aux nothoi ou illégitimes, connu comme étant le Cynosargès ou « chien agile ». Ce dernier nom est certainement en partie responsable de la synthèse d’Antisthène dans le groupe des cyniques. Sa naissance, qui le priva des droits de la citoyenneté athénienne, le dota également du potentiel du cosmopolitisme cynique et d’une prédilection pour négliger ce qui relève du rang et du statut. » (145) Effectivement. Liberté et esclavage est une des œuvres qui lui sont attribuées. La plupart de ses partisans semblent avoir essentiellement fait l’expérience du second.

Diogène de Sinope […] le fils d’un banquier malhonnête qui avait été banni de sa ville natale après avoir été accusé de contrefaçon – n’avait pas mis un pied en Grèce, où ils avaient été exilés, que l’oracle de Delphes, où il avait voyagé, l’exhorta à « falsifier la monnaie » (146). Il aurait été capturé par des pirates et vendu en esclavage en Crète ultérieurement dans sa vie. Son élève, Monime de Syracuse, aurait été esclave – c’est un petit monde – d’un banquier ; Bion de Borysthène était le fils d’un marchand émancipé de matériel  de salage et un courtisan. « De telles circonstances auraient pu amener ces cyniques à regarder au-delà des circonstances passées et des apparences extérieures. » En effet.

Le fait est que « les cyniques n’ont pas saisi les philosophies indiennes dans leur intégralité. S’il y  avait des ressemblances il y avait également des différences. Les philosophes indiens passaient leur temps dans l’instruction, les discussions, la méditation et l’amélioration de soi ; ils n’avaient pas le temps de gagner leur vie et leurs demandes de nourriture étaient comprises et satisfaites. Ils n’acceptaient rien d’autre que la nourriture et rejetaient l’argent. Les cyniques demandaient généralement de l’argent et cette demande était irrationnelle. Les philosophes indiens étaient aimables et serviables ; les cyniques étaient offensants et insociables. Les cyniques étaient des orateurs et les philosophes indiens ne l’étaient pas. Les philosophes indiens ne cherchaient pas le bonheur ou la jouissance de la vie ; ils cherchaient à s’améliorer, à progresser spirituellement et à être plus utiles aux autres. » (147)

Toujours en matière de pratique, le lien est encore plus prononcé entre les cyniques et les membres de la secte shaïvite connue sous le nom de pasupatha, – la première à avoir vénéré Shiva, de sorte que, même si la première référence à ce culte se trouve dans les dernières portions du Mahabharata (150 av. J.-C. – 150 ap. J.-C.), on pourrait penser qu’il a des origines plus anciennes ; en tout cas sa pratique se perd dans la nuit de l’Inde pré-aryenne. « Les pasupatas, tout comme les cyniques, s’exposaient régulièrement au mépris et recherchaient activement le déshonneur même au prix des coups. Leurs méthodes pour susciter la censure étaient diverses : porter des vêtements sales, utiliser un langage violent et indécent, imiter les animaux, exécuter en public des actes qui étaient ridicules et qui donnaient l’impression de la folie ou qui étaient interprétés par la société comme obscènes […] Les cyniques, en subissant l’épreuve du déshonneur, espéraient s’assimiler à l’objet de leur culte, le héros Hercule, dont on croyait qu’il tenait une massue, tout comme le fondateur du culte pasupata s’appellait Lakulisa, le « Seigneur de la Massue ». Pseudo-Diogène exhorte à être fort par la pauvreté et le déshonneur. Ce qu’il signifie par déshonneur (adoxia) est précisément ce que les pasupatas signifient par avamana. Et partout nous trouvons les cyniques exhorter leurs partisans à des actions antisociales afin de gagner en force, tout comme les pasupatas cherchaient à s’accroître (vrddhi) par des actes similaires. » (148) Ce qui est également des plus intéressants est que les pasupatas, tout comme les cyniques, « avaient l’habitude d’imiter les chiens par le bruit et les actes. » (149)

Or, en matière de doctrine, il y a un manque flagrant de transcendance, d’un équivalent de moksa, le but ultime des pasupatas, dans l’ascétisme cynique. Si, dans le cas du sophisme et du cynisme, les similarités par rapport aux écoles philosophiques indiennes sont trop nombreuses et frappantes pour qu’on puisse entretenir le doute que les mêmes idées apparurent en Grèce et en Inde indépendamment, nous pouvons nous mettre d’accord avec R. Guénon que les « Grecs » n’ont pas toujours exposé la pensée indienne comme ils l’ont reçue, sans compter que tout concept ne peut pas manquer de subir des distorsions quand il passe d’une culture à une autre. En tout cas, on peut considérer la pratique cynique comme une radicalisation d’un type d’ascétisme qui était étranger aux traditions aryennes (150).

Les premiers stoïciens semblent avoir préconisé l’absence de honte (adoxia) aussi doctrinalement que le firent les cyniques : « Il n’y a pas besoin de bâtir de temples, de gymnases, de tribunaux ; la monnaie est inutile ; seuls les vertueux sont citoyens, amis, frères et libres […] tous les autres sont en guerre les uns contre les autres, ennemis, aliénés et esclaves ; Zénon soutient la doctrine de la prétendue communauté des femmes ; les hommes et les femmes doivent porter la même tenue ; aucune partie du corps ne doit être complètement couverte ; rien n’est honteux à propos de l’inceste et d’autres actions sexuelles conventionnellement abhorrées ; si un membre amputé peut servir de nourriture, il faut le manger ; le programme éducatif traditionnel est inutile ; on ne doit faire aucun effort particulier pour les funérailles de ses parents », etc. (151) Selon Diogène Laërce, Zénon parcourut Memorabilia de Xénophon dans une librairie d’Athènes, demanda au libraire où il pourrait trouver un homme tel que Socrate et fut dirigé vers un élève de Diogène de Sinope, Cratès, qui passait par là à ce moment là. Il se rendit finalement indépendant et établit sa propre affaire sous le Stoa Poikilé.

L’Académie, comme indiqué ci-dessus, à partir de Carnéade, sera dirigée par des scholarques non-Athéniens, les autres écoles n’étaient absolument pas locales dans leur direction, « le Stoa, à partir de Zénon de Cition, sera sous le contrôle de philosophe non-Athéniens pendant les deux premiers siècles de son existence. Les étudiants des écoles n’étaient pas moins d’origine hétérogène […] Nous apprenons que les premiers partisans de Zénon dans le Stoa venaient de toute la Méditerranée : Persée, fils de Démétrios, vint à Athènes de la même ville de Cition que Zénon ; Ariston, le fils de Miltiade venait de Chios ; Hérillus de Carthage ; Denys d’Héraclée ; Sphéros du Bosphore ; Cléanthe, qui reprendra l’école à la mort de Zénon, d’Assos ; Philonide de Thèbes ; Callipus de Corinthe ; Posidonius d’Alexandrie ; Athénodore de Soli et Zénon de Sidon. » (152)

Zénon lui-même venait de Cition, la première colonie phénicienne de Chypre, dont la population était largement de sang phénicien. Certains ont été « amenés à soupçonner que les idées derrière le cosmopolitisme du stoïcisme étaient elles-mêmes d’origine orientale » et « ont depuis longtemps postulé un lien entre la composition cosmopolite des écoles philosophiques d’Athènes à la fin de la période classique et au début de la période hellénistique et leurs enseignements politiques et éthiques. » « Sans surprise, aucune étude universitaire sérieuse n’a jamais tenté de décrire le « sémiticité » de Zénon en détail, hormis les vagues références d’une génération précédente aux théories « adamiques » au sujet de l’unité de l’humanité. » Heureusement, les études universitaires ne manquent pas de sens de l’humour : « Les idées de Zénon à propos de la nature de l’appartenance à la polis […] furent, à de nombreux égards, celles d’un étranger. Ce n’est pas pour suggérer que le fait que Zénon ait été étranger détermina sa pensée ; ce n’est que pour souligner que « le caractère oriental étranger » semble avoir été lié aux idées stoïciennes dans l’esprit des contemporains de Zénon » et « étant donné l’état des preuves, il est bien sûr impossible de découvrir quelles ont été les influences « sémitiques » (quoi que cela puisse signifier dans ce contexte) sur la pensée de Zénon s’il y en eut. » (153) En laissant de côté que le nom de son père, Mnéséas (une forme hellénisée de Menahem) (154) était « souvent utilisé par les Phéniciens » (155), que « ses contemporains faisaient souvent référence à lui comme « le Phénicien » » (156), que ses adversaires se moquaient même de lui de ce fait et qu’on dit que Polémo, le dirigeant de l’Académie platonicienne de 314 à 269 av. J.-C., las de sa suffisance, s’adressa à lui ainsi : « Tu t’immisces, Zénon, par la porte du jardin – j’en suis tout à fait conscient – tu t’accapares mes doctrines et leur donnes une tournure phénicienne » (D. L., VII, 25), « il semble n’y avoir aucune raison » (157) de supposer qu’il était d’origine phénicienne.

« Cela demeure […] une étrange coïncidence que le fondateur du stoïcisme aurait été issu d’une race dont la langue était presque identique à l’hébreu, et d’une cité gréco-orientale si proche de Tarse. Le lien entre le stoïcisme et cette région fut toujours étroit. Chrysippe, le « second fondateur » du stoïcisme, comme on l’a appelé, venait de Cilicie, et son successeur, un autre Zénon, de Tarse. Quand Paul vécut à Tarse jeune, il s’agissait toujours d’un des principaux centres de la philosophie stoïcienne. » (158) Ce fut aussi une coïncidence, qui restera étrange et purement accidentelle pour ceux qui ne saisissent pas le lien hermétique entre la diffusion du commerce et la diffusion des idées, que Tarse était également le « port d’attache » des pirates ciliciens qui, selon le récit de Plutarque, pratiquaient le mithraïsme et l’introduisirent en Italie (Vita Pompei, XXIV, 234-236).

  1. Russell fait allusion à une étude qui « suspecte » des influences étrangères dans le stoïcisme, une étude universitaire qui va en fait plus loin que de soupçonner des influences étrangères dans le stoïcisme. On peut les trouver dans son éthique, dans sa physique et dans sa cosmologie (159).

L’étude de l’éthique fut élevée à un nouveau niveau d’importance par les premiers stoïciens en raison de l’attention qu’ils portaient à l’individualisme pré-aristotélicien des cyniques et également du caractère de l’époque, façonné, au moins en partie, par les conceptions des écoles philosophiques influentes précédentes. Le domaine « de la vie publique et de l’action avait disparu et ainsi l’individualité supplanta l’idée de citoyenneté. Trouver la voie du bonheur pour l’âme individuelle devint alors non pas un problème parmi d’autres mais le grand problème de la philosophie, par rapport auquel tous les autres devaient être secondaires et subordonnés. » En plus d’une « exclusivité monacale de l’attention portée au bien-être subjectif et pratique de l’âme individuelle », il y eut une autre cause spéciale qui contribua grandement à donner son caractère particulier à l’école stoïcienne et qui est la source d’une grande partie de l’intérêt qui s’attache à l’histoire de cette école (160).

« Son essence consiste en l’introduction du tempérament sémitique et de l’esprit sémitique dans la philosophie grecque.

La rencontre des idées orientales et occidentales avait été préparée par les conquêtes d’Alexandre et la production du stoïcisme fut un de ses premiers fruits. Nous modernes avons tous été imprégnés de l’esprit sémitique dans ses plus hautes manifestations par les pages des Saintes Écritures. D’autres manifestations de cet esprit, comme par exemple la religion mahométane, en font preuve par une ferveur intense […] tendant à l’enthousiasme et même au fanatisme pour des idées abstraites de religion et de moralité. L’esprit sémitique trouva à Athènes un terrain nouveau et favorable à son développement à la fin du quatrième siècle av. J.-C.  Si la philosophie en général tendait alors pour d’autres raisons à l’exaltation de l’éthique par rapport à la métaphysique, cette tendance convenait parfaitement à la ferveur morale sémitique. L’éthique fut reprise en charge par le Phénicien Zénon et sortit de ses mains avec un aspect nouveau. Une phase de la pensée apparut alors pour la première fois sur le sol hellène dans laquelle la conscience morale de l’individu, l’égo moral, devint le centre et le point de départ. Un tel point de vue, ainsi que diverses idées concomitantes, telles que le devoir, la responsabilité, l’introspection, le sentiment d’insuffisance et la culture morale de soi, nous est familier dans les psaumes de David et ensuite dans les écrits de Paul, mais ils sont absents des conversations de Socrate, des dialogues de Platon et de l’éthique d’Aristote. Il était en effet étranger à l’esprit […] hellénique, avec sa tendance à la pensée objective et à l’appréciation de la nature. » Il faut méditer l’affirmation suivante : « Notre propre point de vue à l’époque moderne a été tellement teinté d’hébraïsme, que le plus haut degré de conscience morale nous semble tout naturel, et ainsi on peut dire que le stoïcisme, qui introduisit cet état d’esprit dans le monde hellénique antique, a constitué une étape de transition entre la philosophie grecque et le point de vue éthique moderne. Il se trouve ainsi que dans de nombreux livres modernes de morale, et même dans de nombreux sermons pratiques, nous trouvons beaucoup de choses qui ont une affinité étroite avec les modes de pensée des stoïciens de l’antiquité, tandis que de telles productions ont rarement une quelconque affinité avec les modes de pensée de Platon et d’Aristote. » (161)

Dans ce contexte il est clair que l’apathéia stoïcienne en tant que « « déconnexion » du domaine des mœurs sociales » peut légitimement être associée au détachement que les Juifs de la diaspora maintiennent par rapport aux sociétés dans lesquelles ils vivent (162). Comme cela a déjà été souligné, les points de contact entre le stoïcisme et la « Doctrine de l’Éveil » en matière d’askésis ne sont pas aussi fermes que J. Evola le suppose. Même si l’apathéia (« sans pathê » : sans émotions, sans passions) stoïcienne et le « (citta) viveka » bouddhique signifient génériquement détachement de l’esprit des passions ; même si pathê (passions) fut considéré par certains stoïciens ainsi que par Cicéron, qui proposa de traduire pathê par « pathologie » au lieu d’ « émotions », par « perturbation » au lieu de « souffrance », selon l’étymologie de pathê (du verbe paschein (aoriste pathein : souffrir ou endurer)), l’entendement stoïcien de pathos reste bien plus proche du sens populaire de dukkha (souffrance) que de son sens métaphysique d’ « agitation » et de « commotion ». Pour les stoïciens, le « sage » est celui qui est capable de distinguer ce qui est sous son contrôle de ce qui ne l’est pas ; pour certains les pathê doivent être évités ; pour d’autres, il doivent être éliminés, alors que la « Doctrine de l’Éveil » insiste que rien ne peut être dit « nôtre » et adopte une approche réaliste au problème en enseignant que l’asava (manie), n’étant pas évitable ou destructible, ne peut qu’être surmontée. « Les stoïciens affirmaient que le but des êtres humains est de vivre en accord avec ou selon la nature. Ils affirmaient également que le but peut être décrit par d’autres expressions qui sont probablement tout autant valables : en particulier, « la vie selon la raison », « la vie selon la vertu » et « le bonheur » ou « l’atteinte du bonheur ». Toutes ces expressions dénotent la même chose et cumulativement peuvent donner l’impression que les principes centraux de l’éthique stoïcienne sont une série de cercles vicieux : On doit vivre selon la nature car cela s’accorde avec la raison ; on doit vivre selon la raison car cela s’accorde avec la nature, etc. » (163) Même si l’auteur de ces lignes s’applique à prouver dans le reste de son étude que l’impression est fausse, il faut lui reconnaître le mérite de ne pas tenter de fournir au lecteur, pour ainsi dire, une solution universitaire clé en main au problème du cercle vicieux du stoïcisme et, par les termes mêmes qu’il utilise pour caractériser le problème, de nous permettre d’aller au fond des choses sans transition : le détachement du substrat de l’existence, de tout attachement (upadhi-viveka) est complètement absent de l’éthique stoïcienne, qui n’est préoccupée que par la vie et, dans la vie, par la conduite morale de l’homme, par l’ordonnancement de sa vie selon la prétendue « loi de la nature », la « raison », une « raison » commune à tous, qui à son tour est supposée être la manifestation d’une « raison universelle » appelée « logos ».

La nature samsarique des enseignements stoïciens se reflète même dans la métaphore que Zénon utilise pour décrire le bonheur comme résultat du fait de vivre conformément à la « vertu » et en accord avec la « nature » : « un bon flux de vie ».

Les influences sémitiques sont également frappantes dans la physique et la cosmologie stoïciennes. Elles sont essentiellement d’origine chaldéenne (164).

« Partout il [le stoïcisme] se dévoua à la tâche de justifier les cultes populaires, les récits sacrés et les observances rituelles. En Grèce, il put sans trop de difficulté s’accommoder à des cultes plus formalistes que doctrinaux, plus civiques que moraux, dans lesquels aucune autorité n’exigeait l’assentiment à des dogmes définis. Un système d’allégories accommodantes pouvait facilement donner une interprétation physique, éthique ou psychologique des dieux ou des mythes qui les concilierait avec la cosmologie ou l’éthique du stoïcisme. En Orient, où des religions plus théologiques ont toujours impliqué une conception plus précise du monde, la tâche semblait moins aisée. Pourtant certaines affinités profondes concilient le stoïcisme et les doctrines chaldéennes. Qu’elles aient ou non contribué au développement des idées de Zénon, elles offraient une analogie singulière à son panthéisme qui représentait le feu éthéré comme le principe primordial et considérait les étoiles comme la manifestation la plus pure de son pouvoir. Le stoïcisme conçut le monde comme un grand organisme dont les forces « sympathiques » agissaient et réagissaient nécessairement les unes par rapport aux autres et devait par conséquent attribuer une influence prédominante aux corps célestes, les plus grands et les plus puissants de tous dans la nature, et sa […] Destinée, liée à la succession infinie des causes, s’accordait volontiers également avec le déterminisme des Chaldéens, fondé tel qu’il l’était sur la régularité des mouvements sidéraux. Cette philosophie fit ainsi de remarquables conquêtes non seulement en Syrie mais aussi jusqu’en Mésopotamie. » (165) Ce mouvement interactif d’idées devait « définitivement introduire l’astrologie ainsi que la vénération des étoiles dans la philosophie stoïcienne » (166) par les opinions de Zénon. « Pour nous la personne qui représente presque à elle seule cette fusion de l’Occident et de l’Orient est Posidonius d’Apamée [en Syrie] […] mais les préparatifs de cette fusion furent incontestablement réalisés par ses prédécesseurs. Il est remarquable que le grand astronome Hipparque [de Nicée, en Bythinie] dont les théories scientifiques […] furent directement influencées par l’enseignement chaldéen, était également un partisan convaincu d’une des principales doctrines de la religion stellaire […] » (167) Les découvertes scientifiques de l’astrologie chaldéenne « parvinrent à un tel prestige en raison de leurs croyances qu’elles se diffusèrent de l’Extrême-Orient à l’Extrême-Occident, et même à l’heure actuelle leur emprise n’a pas complètement été renversée. Elles pénétrèrent par des moyens mystérieux aussi loin qu’en Inde, en Chine, en Indo-Chine, où la divination au moyen des étoiles est toujours pratiquée à l’heure actuelle, et attinrent peut-être même les centres primitifs de la civilisation américaine. En sens opposé elles se diffusèrent en Syrie, en Égypte et dans l’ensemble du monde romain, où leur influence s’exerça jusqu’à la chute du paganisme et perdura du Moyen Âge jusqu’à l’aube des temps modernes. » (168) « Nous devrions être frappés par le pouvoir de cette théologie sidérale, fondée sur les antiques croyances des astrologues chaldéens, transformée à l’époque hellénistique sous la double influence des découvertes astronomiques et de la pensée stoïcienne, et promue, après être devenue un culte du soleil panthéiste, au rang de religion officielle de l’empire romain. » (169)

À cet égard également « on peut dire que le stoïcisme fut une philosophie sémitique. » (170)

« Au premier siècle av. J.-C. et au premier siècle ap. J.-C., de nombreux astrologues éminents (par exemple Manilius, Chérémon) étaient également des stoïciens et un certain nombre de stoïciens influents (en particulier Posidonius) défendaient la divination astrologique sur une base philosophique. Dans la mesure où cette approbation philosophique semble avoir facilité la réception positive de l’astrologie parmi les élites romaines, elle devint également un lieu de polémique contre les stoïciens eux-mêmes. » (171) Il y eut une réaction grecque et, ultérieurement, une réaction romaine encore plus grande contre ces influences étrangères, qui furent perçues comme telles : « Dans l’historiographie hellénistique, la connaissance à propos des étoiles […] à la fois « scientifique » et divinatoire […] illustra la « sagesse étrangère » que les Grecs empruntèrent à des nations « barbares » antiques. À la suite de l’appropriation initiale et de la criminalisation qui s’ensuivit de la divination astrale sous Auguste (63 av. J.-C. – 14 ap. J.-C.), son association traditionnelle aux nations non-grecques commença à prendre des connotations plus négatives. Lorsque les premiers auteurs romains et romanisés de l’empire essayèrent de dissocier l’étude « scientifique » des étoiles de la divination astrale (en particulier l’astrologie horoscopique), ce fut souvent en faisant appel aux origines étrangères suspectes de cette dernière, qui fut de plus en plus assimilée à la catégorie de la « magie » (voir, par exemple, Pline, Hist. nat., 30.1V). » (172) De 33 av. J.-C. à 93 ap. J.-C. les astrologues furent régulièrement bannis de Rome ou exécutés en raison d’escroqueries ou de manipulations avérées ou présumées, personnelles et politiques. L’astrologie « […] en tant que force politique déstabilisante et que puissant instrument pour tromper les masses […] est » un concept « auquel Josèphe mentionne dans La guerre des Juifs, quand il raconte la fascination pour les présages célestes et leurs interprétations erronées, qui contribuèrent au déclenchement de la révolte juive contre Rome (La guerre des Juifs, 6.288V). » (173) « Ce qui s’avère significatif est le fait que les premières attitudes juives envers l’astronomie/astrologie ne furent pas complètement négatives. Au contraire, certains des prédécesseurs de Josèphe semblent avoir adopté le point de vue de l’astronomie/astrologie comme emblème de grande ancienneté et comme partie intégrante du progrès scientifique de l’humanité […] de sorte que les origines chaldéennes d’Abraham et ses associations à l’astronomie/astrologie pourraient servir l’objectif positif d’affirmer la place du peuple juif dans l’histoire du monde. » (174) « Sur ce fondement, l’équation établie par Pline, sensible comme il l’était au problème juif, entre la menace de la magie et la menace de l’invasion étrangère et de la contamination culturelle, prend tout son sens ; pour des raisons similaires, Pline ou Celse reconnurent un culte oriental comme le christianisme comme une menace pour l’ordre public et s’aperçurent très probablement que le stoïcisme et les cultes orientaux n’étaient pas tant rivaux qu’alliés objectifs puisque « les derniers comptaient leurs partisans par centaines parmi lesquels le philosophe prédicateur pouvait trouver occasionnellement un partisan. L’importance des philosophes dans la diffusion des croyances non romaines réside principalement dans le fait qu’ils touchaient toutes les classes de la société et, aussi différents qu’ils puissent paraître par rapport aux cultes associés aux diverses déités étrangères, ils représentaient vraiment le même besoin émotionnel que ces derniers. » (175) L’astrologie ne fut cependant jamais formellement interdite à Rome où elle avait le soutien total de la plèbe, qui était de plus en plus composée de Proche- et Moyen-orientaux et où la plupart des empereurs, qui n’étaient plus de souche romaine pour la plupart d’entre eux, employaient des astrologues (en Italie on ne les appelait pas magi mais mathematicii) à leur cour.

Plus généralement, la philosophie dans le monde gréco-romain tendit à jouer un rôle subversif dans tous les domaines dès que sa teneur devint individualiste, provoquant un déplacement réel de l’investigation objective vers le terrain subjectif des préoccupations pratiques et en particulier politiques et, comme nous l’avons vu, sa teneur devint de plus en plus individualiste, éthique et politique au fur et à mesure que le nombre de philosophes d’Asie et d’Afrique du Nord s’accrut. Déjà « les présocratiques étaient en général politiquement actifs et influents, combinant une contemplation absconse et éthérée du cosmos à un engagement politique agressif » (176), à tel point qu’à la fin du cinquième siècle et au début du quatrième siècle, ils furent la cible de citoyens mécontents. « Premièrement, les études scientifiques des cosmologistes traitent de phénomènes lointains et proposent des théories qui ne sont pas vérifiables. Deuxièmement, ces études sont sans rapport avec les besoins de la société et inutiles pour l’éducation de l’individu. Troisièmement, les techniques de débat et d’argumentation peuvent être utilisées indifféremment pour soutenir des positions vraies ou fausses et sont donc potentiellement nuisibles. Quatrièmement, les théories des philosophes sont impies et subversives des valeurs traditionnelles. » (177) Pleinement conscient du danger, un Athénien, Sophocle de Sunium, introduisit une loi « interdisant l’établissement d’une école philosophique sans la permission expresse de l’assemblée athénienne et de la boulé ; l’établissement d’une école de philosophe sans permission étant passible de la peine de mort. » (178) Malheureusement pour Athènes, la loi fut bientôt déclarée illégale car elle fut considérée comme une violation du droit de libre association religieuse (179) et Athènes fut à nouveau dans le monde gréco-romain le seul « port d’attache » sûr des philosophes et des rhéteurs, le seul endroit où des « libres penseurs » affluant de tout le Proche-Orient et de toute l’Afrique du Nord en tant qu’exilés ou ambassadeurs, pourraient s’établir et pratiquer sans crainte d’être bannis, en dépit de l’opposition de Platon et d’Aristote à leurs enseignements et malgré le fait qu’un certain nombre de citoyens athéniens perçurent que cette philosophie était antipatriotique et donc dangereuse. Que Caton l’Ancien, qui ne fut pas le seul à percevoir l’influence des religions méditerranéennes orientales comme potentiellement subversive, perçut la relation de cause à effet entre l’a- et même l’anti-politeia de la philosophia et l’origine étrangère de la plupart des philosophes, le fait est qu’il perçut clairement le danger posé par les philosophes et fit renvoyer Carnéade et son équipe, qui avaient été envoyés d’Athènes à Rome en tant qu’ambassadeurs, en Grèce, et les fit par la suite bannir de Rome, où la philosophie était tournée en ridicule dans les comédies de l’époque. Jusqu’à ce que Rome conquière la Grèce, de nombreux jeunes Romains eurent l’occasion de se familiariser avec la philosophie « grecque » et des hommes tels que Caton n’étaient plus là pour y faire face (180).

Prenant note du fait qu’on dit, y compris Hérodote, que Thalès était d’origine phénicienne et aurait fui la Phénicie pour Milet, W. K. C. Guthrie écrit qu’ « il serait intéressant de trouver une trace de sang sémite au commencement même de la philosophie grecque. » La polémique à propos de l’origine de la philosophie grecque n’est pas nouvelle puisque Diogène Laërce rapporte avec désapprobation que « la philosophie est apparue chez les barbares. »

B. K., traduit de l’anglais par J. B.

(1) Raaflaub, K. A., The discovery of Freedom in Ancient Greece, Chicago : The University of Chicago Press, 2004, p. 30.
(2) Ibid.
(3) Ibid., p. 31.
(4) Ibid., p. 35.
(5) Ibid. Une étude comparative exhaustive de ces deux termes dans la littérature homérique suggère que « autonomia met l’accent sur l’autodétermination et eleuthéria est l’absence de domination étrangère ; eleuthéria est passive, autonomia est active ; eleuthéria est un concept doublement négatif (« non non-libre »), autonomia un positif ; eleuthéria implique « la liberté par rapport à quelque chose », autonomia « l’indépendance pour quelque chose ». » (ibid., p. 154).
(6) Ibid., p. 44-45. Diverses études ont mis en évidence le lien possible entre eleuthéros et liut (de la racine indo-européenne *leudh-o), l’ancien terme germanique pour « peuple », ce qui permet de déduire que cet adjectif grec signifiait originellement l’appartenance légitime à une communauté sociale et familiale liée à l’ethnie comme lieu de développement de l’activité individuelle. Voir Berthouzoz OP, R., Théologien dans le dialogue social, Fribourg : Academic Press, 2006, p. 49.
(7) Raaflaub, K. A., op. cit., p. 24.
(8) Ibid., p. 28.
(9) Ibid., p. 44-45.
(10) « [N]ous sommes d’une origine purement grecque et sans mélange avec les barbares. Chez nous, point de Pélops, de Cadmus, d’Egyptus et de Danaüs, ni tant d’autres, véritables barbares d’origine, Grecs seulement par la loi. Le pur sang grec coule dans nos veines sans aucun mélange de sang barbare ; de là dans les entrailles même de la république la haine incorruptible de tout ce qui est étranger. » (Ménexène, 245d).
(11) Stanley, P. V., The Economic Reforms of Solon, St. Katharinen : Scripta Mercaturae Verlag, 1999, p. 176.
(12) Raaflaub, K. A., op. cit., p. 57.
(13) Davis, R. W., The Origins of Modern Freedom in the West, Stanford : Stanford University Press, 1995, p. 46. Dans les Histoires, la notion de nomos est « toujours quelque chose d’essentiellement et d’intrinsèquement grec. Le célèbre dialogue entre Xerxès, le roi barbare, et Démaratus, le roi spartiate exilé, en est une parfaite démonstration : Les spartiates, dit Démaratus, sont à la fois libres et soumis à un « maître », la loi. Le rire par lequel Xerxès accueille cette déclaration indique son incompréhension totale. » (Brunschwig, J., Le Savoir Grec : A Guide to Classical Knowledge, Harvard University Press, 2000, p. 645).
(14) Polenz, M., Freedom in Greek Life and Thought: The History of an Ideal, Dordrecht : D. Reidel Publishing Company, 1996, p. 13.
(15) Dmitriev, S., The Greek Slogan of Freedom and Early Roman Politics in Greece, Oxford : Oxford University Press, 2011, p. 18.
(16) https://griceclub.blogspot.com/2011/04/why-eleutherism-rather-than-liberalism.html.
(17) Photopoulos, T., Towards an Inclusive Democracy: The Crisis of the Growth Economy and Need for a New Liberatory Project, Londres : Cassell, 1997, p. 179.
(18) Lape, S., Race and Citizen Identity in the Classical Athenian Democracy, Cambridge : Cambridge University Press, 2010, p. 25 ; https://historiantigua.cl/wp-content/uploads/2011/08/Race-and-Citizen-Identity-in-the-Classical-Athenian-Democracy.pdf, p. 6 : « Le critère de la naissance pour la citoyenneté évolua en trois étapes […] de « naissance libre d’un père athénien » à « naissance libre et légitime d’un père athénien » à « naissance libre et légitime d’un père athénien et d’une mère athénienne ». Si, comme indiqué p. 25, « avant l’adoption de la loi péricléenne sur la citoyenneté il n’y a pas de preuve que les citoyens ayant des origines étrangères connues étaient considérés comme une menace pour la polis ou la démocratie », il y a de bonnes raisons de penser que ce n’était que parce qu’il n’y avait alors que peu de citoyens ayant des origines étrangères, puisque l’immigration du Proche-Orient était encore limitée.
(19) Hansen, M. H., In The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes: Structure, Principles, and Ideology, University of Oklahoma Press Edition, 1999, traduit par J. A. Crook, p. 76.
(20) Patterson, O., Freedom in the Making of Western Culture, 1991, p. 42, 51.
(21) Un aspect de l’intérêt croissant pour l’individu est clairement illustré par le sens philosophique donné par les socratiques au précepte delphique « Connais-toi toi-même ». Alors que les anciens pensaient qu’en pratique « la connaissance de soi peut être obtenue par un certain genre de consultation du « daemon personnel » » (Betz, H. D., Hellenismus und Urchristentum, Tubingue : Mohr Siebeck, 1990, p. 160), ce qui implique « que la maxime delphique leur ordonne d’invoquer leur daemon personnel et d’en prendre le contrôle par des procédés magiques ; les socratiques la recherchaient par le résultat de l’introspection philosophique, par un examen attentif de leur « conscience ». » « Ils identifiaient le soi à la psyché [daemon] […] [qui] pour le milieu socratique en vint à signifier la faculté rationnelle. Ils supposaient que la principale tâche de la vie était de prendre soin de cette psyché ; le terme arété (vertu ou excellence) fut redéfini pour signifier l’excellence de la psyché [pour Homère, arété signifie « excellence martiale »] ; en prendre soin signifiait développer l’excellence particulière de la raison et s’assurer que la raison domine toutes les autres facultés. Ils pensaient que la vie morale et politique ne serait placée sur un bon fondement que si tous les citoyens reconnaissaient la suprématie de la raison. » (Dawson, D., Cities of the Gods: Communist Utopias in Greek Thought, New-York-Oxford : Oxford University Press, 1992, p. 55).
(22) Ibid., p. 9. Le sens le plus profound de nomos, venant de nemein, « diviser », « faire paître », pour les premiers Hellènes, est peut-être révélé dans les remarques perspicaces suivantes : c’était « la forme immédiate dans laquelle l’ordre politique et social d’un peuple devient spatialement visible […] La mesure et la division initiales des pâturages, c’est-à-dire l’appropriation des terres ainsi que l’ordre concret qu’elle contient et qui en découle […] Nomos est la mesure par laquelle la terre est divisée et située dans un ordre particulier ; c’est également la forme d’ordre politique, social et religieux déterminée par cette procédure. Ici, la mesure, l’ordre et la forme constituent une unité spatialement concrète. Le nomos par lequel une tribu, une suite ou un peuple s’établit, c’est-à-dire par lequel il se situe historiquement et transforme une partie de la surface de la terre en champ de force d’un ordre particulier, devient visible dans l’appropriation de la terre et dans la fondation d’une cité ou d’une colonie. » (Schmitt, C., The Nomos of the Earth in the International Law of the Jus. Traduction et introduction par G. L. Ulmen, Telos Press Publishing, 2006, p. 70).
(23) Conklin, W. E., The Invisible Origins of Legal Positivism: A Re-Reading of a Tradition, Dordrecht : Kluwer Academic Publishers, 2001, p. 26.
(24) Evola, J., Revolt against the Modern World, Rochester, Vt : Inner Traditions International, 1995, p. 20-21.
(25) Hall, R. Plato, Londres : Routledge, 2004, p. 13-14.
(26) Voir F. Heinimann, Nomos und Physis: Herkunft und Bedeutung einer Antithese im Griechischen Denken des 5. Jahrhunderts, Darmstadt : Wiss. Buchges., 1980, p. 125.
(27) Hall, R., op. cit., p. 14.
(28) Olson, R., Science Deified and Science Defied: The Historical Significance of Science in Western Culture, Berkeley et Los Angeles : University of California Press, 1983, p. 88.
(29) Les arguments, sinon en faveur de l’égalité raciale, du moins en faveur de l’égalité sociale, étaient tirés pour la plupart d’entre eux de thèmes scientifiques. Par exemple, dans Phoiníssai d’Euripide, « l’égalité entre les hommes est liée aux considérations quantitatives exactes qui s’appliquent à l’astronomie calendaire, et les considérations éthiques humaines sont considérées comme analogues au cours des phénomènes inanimés. » (ibid., p. 90).
(30) Ibid., p. 91.
(31) Ibid., p. 92.
(32) Ibid., p. 93. En tant que tel, comme l’a clairement vu Hegel, le sophisme eut un effet corrupteur énorme sur la démocratie athénienne tout en étant le précurseur de la liberté moderne : « Lorsque la réflexion entre en jeu on commence à se demander si les principes du droit (das Recht) ne peuvent pas être améliorés. Au lieu de s’en tenir à l’état actuel des choses, on s’en remet à la conviction intérieure ; et ainsi débute la liberté subjective indépendante dans laquelle l’individu se trouve en mesure de tout mettre à l’épreuve de sa propre conscience, même au mépris de la constitution existante […] Cette déchéance même Thucydide la remarque quand il parle du fait que chacun pense que les choses vont mal quand ils ne participent pas à la gestion. » (Hegel, G. W. F., The Philosophy of History, New York : Dover, 1956, traduit par J. Sibree, p. 253).
(34) Roederer C., Moellendorff, D., Jurisprudence, Lansdowne : Juta and Company Ltd, p. 31.
(35) Fouchard, A., Aristocratie et démocratie : idéologies et sociétés en Grèce ancienne, Paris : Les belles lettres, 1998, p. 371. Pour une discussion sur la tentative de Platon de réconcilier le nomos et la physis dans une synthèse, voir Hall, R., op. cit., p. 13-31.

Pour Platon, le nomos n’est pas une simple convention ni ne s’oppose à la physis ; au contraire, le nomos est conforme à elle. L’hypothèse que le nomos et la physis sont antithétiques résulte d’une mécompréhension du terme physis : « Il estime que la physis a été mésinterprétée par les partisans de ces doctrines [les sophistes] ; ils ont en effet renversé l’ordre naturel des choses. Ce que ces penseurs qualifient de « naturel » et « primaire » est en fait secondaire et dérivé, et ce qu’ils qualifient de « dérivé » et de « secondaire » est prééminemment naturel. Fondant présumablement leur pensée sur la spéculation cosmologique grecque, ils utilisent abusivement le terme « nature » pour signifier les processus aléatoires par lesquels les substances primaires (de leur avis le feu, la terre, l’air et l’eau) sont créées. L’âme dériva de celles-ci lors d’une étape ultérieure, ainsi que les choses liées à l’âme (ta psychès). Ceci, déclare Platon, est la source des « opinions insensées de tous ceux qui ont entrepris d’étudier la nature. » (Byron, S., Plato’s Resolution of the Nomos-Physis Antithesis, McGill University, 1984, p. 56-57). « L’antithèse entre le nomos et la physis est une distinction fautive engendrée par la notion erronée que la physis se caractérise par la substance matérielle et que l’âme et les choses liées à l’âme sont issues ultérieurement de ces substances matérielles. Platon prouve au contraire que l’âme et les choses liées à l’âme sont logiquement antérieures à la substance matérielle et, par conséquent, sont véritablement naturelles.

« Il y a cependant un problème avec cet exposé. Platon est parfois décrit comme un théoricien prototypique du droit naturel. Et, comme Morrow l’affirme, il y a peu de doute que Platon préfigura et influença la conception stoïcienne de la « loi de la nature », effectuant pour ainsi dire le travail philosophique nécessaire pour réunir les concepts de nomos et de physis. En louant le rôle que l’intelligence joue dans la législation et en affirmant que les lois qui ne parviennent pas à promouvoir le bien ne sont pas de véritables lois, Platon formulaient clairement des idées développées par des théoriciens du droit naturel ultérieurs. » (ibid. p. 59)

La complémentarité essentielle de la physis et du nomos apparaît clairement, de même que les limites des tentatives de Platon pour les réunir, dans cette glose des plus perspicaces et puissantes de l’interprétation de la première par Heidegger : « Étymologiquement, le terme physis est issu de la racine indo-germanique bhu, bheu (le terme correspondant en grec est phuo), qui signifie auto-émergence, « émerger, se maintenir, se dresser à partir de soi et rester debout ». Par conséquent la signification fondamentale de l’Être dénote les implications d’auto-subsistance et d’auto-émergence des entités. La physis est l’Être lui-même, qui par nature demeure en lui-même et se déploie de lui-même. Elle signifie la croissance ou l’émergence. La physis s’explique donc comme ce qui émerge de soi-même ou ce qui aboutit en se déployant soi-même. Il s’agit de ce qui émerge et se déploie, ce qui aboutit soi-même, qui en même temps retourne à sa source : le retrait. La physis en tant que terme fondamental signifie l’émergence dans ce qui aboutit, le retour de l’émergent en lui-même […] La physis signifie l’emprise constante émergente. La physis amène les êtres au « monde » pour qu’ils soient tels qu’ils sont. » (Manithottil, P., Difference at the Origin: Derrida’s Critique of Heidegger’s Philosophy of the Work of Art, New Delhi : Atlantic, p. 29-30). « La distorsion du concept de physis eut lieu avec la traduction de physis en latin par natura (nasci), qui signifie « naître », « provenir ». La signification fondamentale de la physis est déjà ignorée par cette traduction. Nous ne comprenons pas ici la physis au sens originel de l’emprise constante émergente, mais plutôt comme la nature des choses, comme l’être antérieur à tous les êtres. Ainsi, au cours du temps, l’expérience grecque fondamentale de la physis se transforme en une philosophie de la nature, « une représentation de toutes les choses selon laquelle elles sont réellement de nature matérielle. » » (ibid., p. 30) « Chez Platon l’essence de la vérité est l’exactitude de la représentation et ainsi la philosophie devient la recherche de la vérité des êtres en termes d’Idées. Sa pensée engendre un changement dans l’essence de la vérité ; la physis se transforme en tant que conception des êtres en tant qu’étant, le réel est interprété et déterminé par des Idées. Et ce changement dans l’essence de la vérité a dominé l’ensemble de la philosophie jusqu’à aujourd’hui […] Dans la métaphysique aristotélicienne, le rétrécissement du sens de la physis a lieu dans la direction d’une interprétation physique ou matérialiste de ce terme (physis). Il décrit la nature comme « le fondement des êtres en tant que tels », « ce qui est, en tant que tel et comme un tout ». En résumé, les êtres en tant que tels et comme un tout […] est la physis, qui signifie l’emprise constante émergente comme ce qui est leur essence et leur caractère ; mais le rétrécissement de la physis a lieu pour signifier ce qui est naturellement ou physiquement […] La conceptualisation du sens des êtres, l’humanisation de la vérité, mène à la distorsion du sens originel de la physis » (ibid., p. 31-32) tandis que « les implications étymologiques du terme physis et de sa traduction latine correspondante natura, nature, indiquent comment le sens originel d’Être en tant que physis se dégrada en la physique, en ce qu’une chose est […] » (ibid., p. 28.29) « Avec la préoccupation de ce qui est humain et la question du sens des êtres débuta la dégradation du sens originel d’Être en tant que physis. L’humanisation de la vérité détermine la vérité des choses de manière rationnelle. » (ibid. p. 28).
(36) Dans Gorgias de Platon, la vertu et le bonheur sont assimilés par Calliclès « au luxe, à l’intempérance et à la liberté ». Aristote et Platon soutenaient que la liberté, en particulier en tant qu’idéal, peut aisément être corrompue et dégénérer en licence (Gorg. 492c5 ; Lois, III 701a7 ; Politique, VI, 2 1317b11-13, 4 1319b30-2), car, quand elle est définie dans le sens démocratique athénien comme « faire ce que l’on veut » (Pol. V, 10, 1310a31-2), la liberté empêche d’atteindre la perfection morale personnelle et devient une menace pour l’ordre constitutionnel (Pol. V, 12, 1316b21-7 ; VI, 4, 1318b38-1319a1) ; par analogie, pour Tacite, seuls des imbéciles peuvent identifier licencia à libertas ; « la libertas à Rome et pour les Romains n’est pas une faculté intérieure ou un droit de l’homme mais la somme des droits civiques accordés par les lois de Rome ; elle repose par conséquent sur les lois positives qui déterminent sa portée. Cette idée fondamentale implique que la libertas contient la notion de retenue inhérente à toute loi. En fait, c’est la notion de retenue et de modération qui distingue libertas de licentia, dont la caractéristique principale est l’arbitraire ; et la libertas non tempérée par la modération dégénère en licentia. La véritable libertas, par conséquent, n’est d’aucune manière le pouvoir absolu de faire ce que l’on veut ; un tel pouvoir […] qu’il soit concédé ou assumé […] est la licentia, pas la libertas. » (Wirszubski, Ch., Libertas as a Political Idea at Rome During the Late Republic and Early Principate, Cambridge : Cambridge University Press, 1950, p. 7) « La libertas est tout à fait conforme aux dictats de la disciplina romana, du mos maiorum et de l’instituta patrum, car elle est conçue comme un droit et une faculté non d’un individu isolé mais du citoyen de la communauté organisée de l’État romain […] La libertas à Rome n’était pas le mot d’ordre de l’individu qui essayait d’affirmer sa propre personnalité contre l’autorité suprême de la société. » (ibid., p.8).
(37) Benn, A. W., History of Ancient Philosophy, Watts & Co., 1912, p. 44.
(38) Il est à peine nécessaire de souligner la « similitude [frappante] de la manière de penser des sophistes grecs […] du cinquième siècle av. J.-C. et des partisans des idées libérales des dix-septième et dix-huitième siècles » (Ritchie, D., Natural Rights : A Criticism Of Some Political And Ethical Conceptions, vol. 11, Londres : Routledge, 2004, p. 25.

Ce que l’on appellera ultérieurement l’individualisme, à la fois en tant que croyance, croyance en l’importance primaire de l’individu et de l’indépendance personnelle, et en tant que doctrine, doctrine prônant l’absence de réglementation gouvernementale dans la poursuite des objectifs économiques de l’individu et soutenant que les intérêts de l’individu doivent primer sur les intérêts de l’État et du groupe social, était déjà à l’origine de la corruption sophiste et cynique du concept d’eleuthéria.
(39) Keulartz, J., Struggle for Nature : A Critique of Radical Ecology, Londres : Routledge, 1998, p. 110.
(40) Davis, C. H. S., Greek and Roman Stoicism and some of Its Disciples, Boston : Herbert B. Turner & co., 1903, p. 29. L’aspect utilitaire du savoir dans le sophisme se reflète dans la philosophie humanisante de Socrate qui « tout comme les sophistes […] rejetait entièrement les spéculations physiques auxquelles ses prédécesseurs s’étaient livrés et fit des pensées et des opinions subjectives des hommes son point de départ. Il s’efforça d’extraire de l‘intelligence commune de l’humanité une règle objective de vie pratique. Socrate visait à sortir de la contemplation de la nature et à tourner son attention sur ses propres phénomènes. » (ibid., p. 34).
(41) Ibid., p. 29.
(42) Sunne, D. G., Some Phases in the Development of the Subjective Point of View during the Post-Aristotelian Period, The University of Chicago press, 1911, p. 9.
(43) Ibid., p. 10.
(44) Marcus Aurelius, Marcus Aurelius Antoninus to himself: an English translation with introductory study on stoicism and the last of the Stoics, traduit par Gerald H. Rendall. Londres : Macmilan, 1898, xl-xlii.
(45) Sayre, F., Greek Cynics, Baltimore : J. H. Furst, 1948, p. 4.
(46) Ibid., p. 7.
(47) DL., VI., 29, in Clément, M., Le Cynisme à la renaissance d’Erasme à Montaigne, Genève : Droz, 2005, p. 141.
(48) Evola, J., Ride The Tiger, Rochester : Inner Traditions International, 2003, p. 49.
(49) Thornton, B. S., Greek Ways: How the Greeks Created Western Civilization, Encounter Books, 2000, p. 176.
(50) Evola, J., op. cit., p. 53.
(51) Desmond, W. D., Cynics, Berkeley : University of California Press, 2008, p. 153-54.
(52) Ibid., p. 101-2.
(53) Ibid., p. 219.
(54) Shea, L., The Cynic Enlightenment: Diogenes in the Salon, Baltimore : The Johns Hopkins University Press, 2010, p. 11.
(55) Marcus Tullius Cicero., On The Commonwealth, Columbus (Ohio) : The Ohio State University Press, traduit par G. H., Sabine, 1929, p. 17-18. Dans Hermotimus Lucien de Samosate décrit une cité où « tous les citoyens sont étrangers, pas un n’en est autochtone ; ils comprennent de nombreux barbares, esclaves, infirmes, nains […] Des distinctions telles que supérieur et inférieur, noble et commun, esclave et libre, n’existent simplement pas ici, pas même de nom. » Elle est décrite comme utopique…
(56) Goulet-Caze, M. O., The Cynics: The Cynic Movement in Antiquity and Its Legacy, Berkeley-L.A.-Londres, University of California Press, 1996, p. 111.
(57) Howard, D., The Primacy of the Political: A History of Political Thought from the Greeks, p. 82.
(58) Marcus Tullius Cicero., op. cit., p. 18. La promotion du cosmopolitisme, comme on peut s’y attendre, n’était pas purement idéale, pas plus qu’elle n’était désintéressée ; les motivations qui se trouvaient derrière elle pas aussi abstraites que sa formulation. Par exemple, le concept d’hospitalité ou de droits des étrangers (xénia) mis en avant par Aristippe de Cyrène, un des élèves de Socrate – apparemment le premier à avoir accepté de l’argent pour son enseignement – et le fondateur de l’école de philosophie cyrénaïque, fut conçu pour assurer sa liberté personnelle (Branham, R. B., Goulet-Caze, M. O., The Cynics: The Cynic Movement in Antiquity and Its Legacy, Berkeley et Los Angeles : University of California Press, p. 111).
(59) Sayre, F., Diogenes of Sinope: a Study of Greek Cynicism, Baltimore : J. H. Furst, 1938 p. 28.
(60) Garnsey, P., Ideas of Slavery from Aristotle to Augustine, Cambridge : Cambrige University Press, 1996, p. 132.
(61) Voir Davis, C. H. S., op. cit. ; Marcus Aurelius, op. cit., p. xxxvi-xxxviii.
(62) Sunne, D. G., op. cit., p. 18-19.
(63) Dillon, J. M., The Middle Platonists, 80 B.C. to A.D. 220, Cornell University Press, 1996, p. 80-81.
(64) Sunne, D. G., op. cit., p. 30-31.
(65) Ibid., p. 33. « Personne ne discourut avec plus d’éloquence que lui sur la valeur intrinsèque de la vertu. Le véritable critère est interne, les conséquences sont sans importance moralement ; la volonté est le seul bien. Une autre preuve du point de vue subjectif est la proéminence donnée au côté plus doux et sympathique du caractère ; bien que ses écrits portent l’empreinte de traits plus sévères et virils, Cicéron fut un acteur influent du progrès vers les vertus plus douces. Une autre conception qui transparaît dans l’éthique de Cicéron est celle de l’humanisme, un sentiment de sympathie universelle enraciné par la nature pour l’homme simplement en tant qu’être humain. La tendance à l’attitude subjective dans le passage de la conception du bien suprême à celle de la loi suprême est la plus importante. L’esprit juridique de Cicéron avait tendance à donner un aspect juridique à la loi rationnelle et il fut probablement le premier à identifier explicitement la loi de la nature au jus gentium. En discutant de la loi universelle il dit que la raison divine a l’autorité de commander en ce qui concerne le bien et la mal, imposant une sanction en cas de désobéissance. Pour Cicéron, la loi de la nature est alors, du point de vue objectif, un code suprême ; et du point de vue subjectif, un principe naturel commandant distinctement que faire et ne pas faire. Ainsi, quant à l’éthique Cicéron rallia en général le point de vue du stoïcisme moyen mais fit davantage de progrès vers un point de vue subjectif en accordant une plus grand place tant dans les croyances religieuses que dans les doctrines éthiques à l’élément personnel et au contrôle intérieur. » (Ibid., p. 34)
(66) Strozierp, R. M., Foucault, Subjectivity, and Identity: Historical Constructions of Subject and Self, Détroit (Mich.) : Wayne State University Press, 2002, p. 170-171.
(67) Sunne, D. G., op. cit., p. 40.
(68) Ibid., p. 43.
(69) Ibid., p. 46.
(70) Ibid., p. 47.
(71) Davidson, W. L., The Stoic Creed, Edinburgh, T. & T. Clark, 1907, p. 135. Le stoïcisme et le cynisme tirèrent leur perspective cosmopolite d’une étude de la « nature humaine » qui les amena à la concevoir comme un ensemble de facultés et de fins propres à tous les êtres humains indépendamment des variations temporelles et géographiques des coutumes, habitudes et lois. Le cosmopolitisme stoïcien se fondait sur l’altruisme ; le cosmopolitisme cynique sur l’égoïsme. Ce n’en était pas moins du cosmopolitisme.
(72) Fernandez-Santamaría, J. A., Natural Law, Constitutionalism, Reason of State, and War, New York : Peter Lang Publishing, 2005, p. 19.
(73) Davis, C. H. S., op. cit., xivi.
(74) Ibid., xivi-xiviii.
(75) Garnsey, P., op. cit., p. 133.
(76) Kamtekar, R., Distinction Without a Difference? Race and Genos in Plato, in Philosophers on Race. Critical Essays, Oxford : Backwell, 2002, p. 7, 9, https://www.blackwellpublishing.com/content/BPL_Images/Content_store/Sample_chapter/9780631222262/001.pdf.
(77) In Bobzien, S., Determinism and Freedom in Stoic Philosophy, Oxford : Oxford University Press, 1998, p. 339.
(78) Si le terme pathos, que Cicéron eut des difficultés à traduire en latin, signifie réellement, comme c’est parfois suggéré, « perturbation », possiblement même « maladie » au sens figuré, il pourrait être lié à la notion bouddhique de dukkha. Dans ce cas, apatheia pourrait également être liée à la cinquième qualité du guerrier aryen, à qui il est rappelé que « le désir cause le mal et l’aversion cause le mal ; et il existe une voie médiane par laquelle on évite le désir et l’aversion : une voie qui donne la vue et la vision, qui mène au calme, qui mène à la vision claire » (Majjhima-Nikaya, 3), puisque comme cela a bien été relevé, pour certains stoïciens tardifs, « le signe de reconnaissance de l’insensé est qu’il considère beaucoup de choses comme des biens et des maux, qui ne sont en vérité ni l’un ni l’autre, par exemple, la vie, la santé, la force, la beauté, la bonne réputation, le pouvoir, la richesse et leurs opposés. Par conséquent l’insensé développe un attachement inapproprié à ou une révulsion envers ces choses qu’il considère comme des biens et des maux. Cet attachement ou cette révulsion constituent un asservissement car ils empêchent l’insensé de faire ce qu’il voudrait raisonnablement faire dans la recherche de son propre bien. Ce sont ces biens et ces maux présumés qui deviennent ses maîtres, dirigent et déterminent sa vie, en ce qu’ils le font alors compulsivement les poursuivre ou les fuir, sans tenir compte de ce qu’il devrait faire pour suivre son véritable intérêt. » (Frede, M., A Free Will: Origins of the Notion in Ancient Thought, Berkeley et Los Angeles : University of California Press, 2001, p. 67) À l’inverse, la liberté consisterait à avoir la capacité d’agir par soi-même, d’agir de son propre gré, d’agir pour son propre compte, d’agir indépendamment (ibid.) Cependant, aucun stoïcien ne vit jamais au-delà de cela, qui est considéré comme un point de départ dans l’économie ascétique totalitaire de la « Doctrine de l’Éveil » – pour Sénèque « le corps n’est que le sabot et la prison de l’esprit secoué et persécuté par des châtiments, des violences et des maladies. »
(79) Garnsey, P., op. cit., p. 133.
(80) Ibid., p. 137.
(81) Ibid., p. 132.
(82) Ibid., p. 75.
(83) Ibid., p. 150.
(84) Ibid., p. 142.
(85) Ibid.
(86) Ibid., p. 144.
(87) Si les penseurs stoïciens, tout comme Aristote, définissaient la psychologie comme la capacité à raisonner, à l’opposé de lui « ils rejetaient l’idée qu’il existe différents « types » d’âmes humaines et avec eux les structures hiérarchiques sociale et politique qu’Aristote prône dans la Politique et ailleurs. » (Richter, D., S., Cosmopolis: Imagining Community in Late Classical Athens and the Early Roman Empire, Oxford et New York : Oxford University Press, p. 67). Ils ne les rejetaient évidemment qu’en principe.
(88) Garnsey, P., op. cit., p. 150
(89) Ibid.
(90) Ritchie, D., op. cit., p. 35.
(91) Downing, F. G., Cynics, Paul, and the Pauline Churches: Cynics and Christian Origins II, Londres : Routledge, 1998, p. 17. Le verbe « jouer » (dans le sens d’ « agir ») et l’expression « rôle social » sont particulièrement aptes à exprimer la dimension subversive de l’enseignement « éthique » stoïcien : vous n’avez pas une fonction sociale conforme à votre propre nature et à vos propres qualifications, « vous jouez un rôle social » et, puisqu’il s’agit d’un « rôle », vous pouvez éventuellement en changer, volontairement ou non.
(92) Ierodiakonou, K., Topics in Stoic Philosophy, Oxford : Clarendon Press, 1999, p. 162.
(93) Boym, S., Another Freedom: The Alternative History of an Idea, Chicago : The University of Chicago Press, 2010, p. 13. Certes, ni dans la pensée de Diogène et dans celle de son « maître » ni dans le stoïcisme, qu’il soit grec ou romain, la « liberté intérieure » ne consiste en un renoncement pur et simple aux choses du monde ; l’idéal d’Antisthène était simplement de se rendre aussi indépendant que possible des choses extérieures ; dans le stoïcisme romain l’accent était fortement mis sur la notion de devoir, un accent encore plus grand que celui de la maîtrise de soi, de sorte que l’idée de tranquillité intérieure et celle de devoir public semblent plutôt équilibrées dans l’œuvre de Sénèque.
(94) Il devrait être clair qu’une grande partie de la nature antitraditionnelle des idées et de l’action de ces écoles philosophiques et sectes religieuses réside dans leur utilisation d’une arme de la guerre occulte identifiée par J. Evola comme étant « la mauvaise identification délibérée d’un principe avec ses représentants. » Les institutions traditionnelles ont pu se dégrader en Grèce et à Rome, en partie à cause de la corruption de leurs représentants, et pourtant, au lieu d’exiger que les individus indignes des principes normatifs et opératoires qu’ils étaient supposés incarner et manifester soient remplacés par des individus qualifiés, ces écoles et sectes prétendirent que les principes eux-mêmes étaient faux et délétères et qu’ils devaient être remplacés par leurs propres principes. Ils étaient farouchement critiques de la polis en tant que telle et de son fondement, le nomos, en tant que tel. Cette vaste critique signifie étymologiquement apoliteia.
(95) Winter, B. W., Philo and Paul Among the Sophists, Cambridge : Cambridge University Press, 1997, p. 225, https://lionelwindsor.net/bibleresources/bible/new/Wisdom_1Corinthians.rtf.
(96) Downing, F. G., Cynics, Paul, and the Pauline Churches: Cynics and Christian, Londres et New York : Routledge, 1988, p. 71.
(97) Ibid., p. 72.
(98) Ibid., p. 73.
(99) Goodman, E., The Origins of the Western Legal Tradition: From Thales to the Tudors, Sydney : The Federation Press, 1995, p. 62-63. D’autre part, le cynisme (populaire) offrait aux humbles devenus cyniques « la liberté des contraintes, un changement d’environnement, une grande tolérance des comportements et une vie (d’un certain genre) sans travail. » (Dudley, D. R., A history of Cynicism from Diogenes to the 6th Century, Londres : Methuen, 1937, p. 147). Il n’y a aucune raison que le public de Paul ne l’ait pas eu à l’esprit.

Il a été souligné à plusieurs reprises, avec un certain fondement, que le cynisme fut une tentative de « revêtir la rébellion de responsabilité » : « Les adversaires de la convention avaient normalisé la manière et la matière de leur assaut sous une forme conventionnelle qui ne demandait de ses exposants aucune originalité de pensée mais plutôt, au mieux, une ascèse irréprochable et suffisamment d’esprit et de pouvoir rhétorique pour retenir l’attention du public. » (ibid., p. 127) Comme les sophistes, « les cyniques se moquaient des coutumes et des conventions des autres mais étaient inflexibles dans l’observance des leurs. » (Sayre, F., op. cit., p. 18) L’historien grec Appien fut encore plus précis dans sa critique du cynisme : « Nous en apercevons maintenant beaucoup, obscurs et miséreux, qui portent l’habit de la philosophie par nécessité et raillent amèrement les riches et les puissants, non pas parce qu’ils ont un réel mépris des richesses et du pouvoir, mais par jalousie de ceux qui les possèdent. » (Mith. 5.28).

La prédication de la pauvreté pieuse en tant que levier de la mobilité sociale est également une caractéristique commune dans la vie de nombreux ascètes égyptiens célèbres et de bandes notoires de moines égyptiens et syriens ainsi que dans la carrière d’un ensemble de mendiants, fugitifs, vagabonds, esclaves, travailleurs journaliers, paysans, mécaniciens, de la plus basse espèce, de voleurs et de bandits » qui trouvèrent qu’ « en devenant moines, ils deviendraient des gentilshommes et des sortes de saints » (https://www.ftarchives.net/foote/crimes/c1.htm), à commencer par Georgius de Cappadoce, « né à Épiphanie, en Cilicie, [qui] était un petit parasite qui obtint un contrat lucratif pour fournir l’armée en lard. Voyou et informateur, il devint riche et fuit la justice. Il sauva son argent, se convertit à l’arianisme, rassembla une bibliothèque et fut promu par une faction au trône épiscopal d’Alexandrie. » (Emerson, R. W., Essays and English Traits : Emerson, Cosimo, 2009, vol. 5, p. 407).

Au fond, plus on se familiarise avec la mentalité cynique, plus on se rend compte qu’elle n’a jamais été aussi jubilatoire qu’aujourd’hui dans les aboiements des artistes engagés au sens large.
(100) Kleingeld, P., Kant and Cosmopolitanism: The Philosophical Ideal of World Citizenship, Cambridge (Angl.) : Cambridge University Press, 2012, p. 2.
(101) Ibid.
(102) « Pistis est principalement un terme désignant la compréhension et la conviction fondamentales qui accompagnent l’appel initial et la conversion à l’évangile du Christ. Dans cette acceptation il s’agit d’un phénomène d’occurrence qui est en rapport avec l’entrée dans le groupe. Pistis est bien sûr quelque chose qui continue d’être présent […] C’est pourquoi Paul l’utilise dans 5:6 afin d’introduire le thème de l’ « éthique » dans le groupe, c’est-à-dire, une fois qu’une personne y est entrée. Pourtant, pistis a apparemment sa place logique première, on pourrait même dire son Sitz im Leben missionnaire […] en lien avec la conversion et l’entrée dans le groupe. Le pneuma est en revanche une entité qui est principalement liée à l’appartenance au groupe. Il met en évidence un certain état stable du croyant. » (Engberg-Pedersen, T., Paul and the Stoics, Edinburgh : T & T Clark, 2000, p. 158).
(103) Goodman, E., op. cit., p. 62-63.
(104) Blumenfeld, B., The Political Paul: Justice, Democracy and Kingship in a Hellenistic Framework, Continuum International Publishing Group, 2004, p. 23-24
(105) Rasimus, T., Engberg-Pedersen, T., Dunderberg, I., Stoicism in Early Christianity, Grand Rapids, Mich. : Baker Academic, 2010, p. 180.
(106) Blumenfeld, B., op. cit.
(107) Plus intéressante pour les besoins de cette étude est son affirmation selon laquelle « Cette conception de la citoyenneté (mystique) est conforme à la conception hellénistique pythagoricienne de la justice du roi. » Elle nécessiterait une élaboration plus poussée.
(108) Longenecker, R. N., Paul, Apostle of Liberty, Regent College Publishing, 2003, p. 159-160.
(109) Ellul, J., The Ethics of Freedom, Grand Rapids : Eerdmans, 1976, p. 96.
(110) Deming, W., Paul on Marriage and Celibacy: The Hellenistic Background of 1 Corinthians 7, Cambridge : Cambridge University Press, 1995, p. 161.
(111) Au fond, les graines de cet intérêt furent semées bien plus tôt par les cultes à mystère : « Le culte de Déméter était lié aux mystères d’Éleusis et le culte sauvage de Dionysos acceptait parmi ses initiés les citoyens et les esclaves, les riches et les pauvres. Ici se mêlent l’ancien et le nouveau, la religion agricole et les dieux homériques, le rationnel et l’irrationnel. Ces cultes, avec leur approche égalitaire et leur accent mis sur l’individu, contribuèrent à la percée transcendantale tout autant que les philosophes rationalistes et naturalistes et des penseurs politiques de la polis. » (Eisenstadt, S. N., The Origins and Diversity of Axial Age Civilizations, New York : State of New York University Press, 1986, p. 54).
(112) L’écho stoïcien est perceptible chez Philon. Puisque l’opinion générale est que le lien entre la pensée stoïcienne et la pensée chrétienne sur l’esclavage se trouve dans ses écrits par une mauvaise interprétation de la théorie d’Aristote sur l’esclavage, il est intéressant de résumer ses opinions sur le sujet : « Les deux genres d’esclavage de Philon sont une version simplifiée de la typologie stoïcienne primitive […] Philon suit les fondateurs du stoïcisme en mettant tout l’accent sur l’esclavage de l’âme et en le caractérisant comme la soumission aux passions ou aux émotions (ici il s’agit du désir, de la peur, du plaisir et de la peine). Sa position concernant l’esclavage selon la loi […] est conforme au stoïcisme. Son enseignement sur le sage est manifestement stoïcien. Il n’y a pas de contradiction avec l’utilisation par Philon de l’expression « esclave par la physis » : chacun est compatible avec une position stoïcienne sur l’esclavage. » (Garnsey, P., op. cit., p. 173)

« Philon avait devant lui deux sortes d’esclavage : l’esclavage s’applique dans un sens au corps, dans un autre sens à l’âme. L’esclavage du corps est une conséquence de la capture à la guerre ou  de la vente ou de la naissance. L’esclave quant au corps n’est pas ipso facto un véritable esclave : il n’est inférieur à son maître que par la force des choses […] Le véritable esclave, c’est-à-dire l’esclave moral, est celui qui est dominé par les sentiments ou les passions. L’esclavage moral, chez Philon comme dans le stoïcisme orthodoxe, est évitable : il réside dans notre sphère de contrôle, de responsabilité et d’imputabilité. » (ibid., p. 171)

« Philon croyait également que l’esclavage moral était ordonné par Dieu, qui a créé deux natures, l’une servile, l’autre bénie. Il alla jusqu’à sanctionner l’assujettissement de l’esclave moral à l’esclavage institutionnel en raison du fait qu’il a besoin d’être contrôlé dans son intérêt et dans celui des autres. Philon fait la transition entre l’esclavage moral et l’esclavage physique. Les esclaves moraux, semble-t-il, doivent êtres des esclaves physiques. » (ibid., p. 172)

Au sujet de l’influence stoïcienne sur le christianisme, voir Arnold, E. V., Roman Stoicism, Cambridge (Ang.) : University Press, 1911.
(113) Garnsey, P., op. cit., p. 173.
(114) Ibid.
(115) Dodd, B. J., The Problem With Paul, Downers Grove. III. : InterVarsity Press, 1996, p. 100-101.
(116) Garnsey, P., op. cit., p. 176. Étant donné que l’Ancien Testament, dans lequel « l’histoire d’Israël était communément (intérieurement) interprétée et résumée en utilisant le motif du renversement divin, impliquant la chute des ennemis et la justification du peuple souffrant de Dieu » (https://etheses.nottingham.ac.uk/1812/1/Paul_and_the_Rhetoric_of_Reversal.pdf, p. 35), use et abuse de la forme littéraire connue sous le nom de chiasme, il apparaît donc de manière significative dans de nombreuses parties des évangiles – dont « les rédacteurs ont utilisé le thème du renversement et l’ont perçu comme devant s’accomplir dans les évènements associés à la venue, la souffrance, la mort, la résurrection, l’ascension et le retour de Jésus-Christ », dont l’évangile « est présenté comme un message du renversement imminent (mais inauguré). » (ibid. p. 40) –, jouant un rôle considérable chez Paul. L’utilisation significative est enracinée dans le fait que le chiasme « a imprégné les modes la pensée et d’expression de l’esprit sémitique, et de cette manière fit ainsi son chemin dans l’Ancien Testament et ensuite dans le Nouveau Testament. » (Man, R. E., The Value of Chiasm for New Testament Interpretation, « Biblioteca Sacra », 41, avril-juin 1964, p. 146) Cet instrument rhétorique fait partie de la stratégie paulinienne de « renversement des statuts », ou plutôt de l’inversion des valeurs qui se trouve au cœur de la « bonne nouvelle ». 1 Corinthiens 7.22 (« L’esclave qui a été appelé par le Seigneur est un affranchi du Seigneur ; de même, l’homme libre qui a été appelé est un esclave de Christ. ») est des plus illustratifs de cette rhétorique.
(117) Johnson, L. T., The Writings of the New Testament: An Interpretation, Londres : SCM Press, 1999, p. 401.
(118) Ibid.
(119) Ibid.
(120) Rodriguez, R. R., Racism and God-Talk, New York,  New York University Press, 2008, p. 145-146. Il est à peine surprenant que Chrysostome pense qu’Éphésiens 6:9 (« Et vous, maîtres, agissez de même à leur égard, et abstenez-vous de menaces, sachant que leur maître et le vôtre est dans les cieux, et que devant lui il n’y a point d’acception de personnes. ») indique que les maîtres doivent servir les esclaves.
(121) Garnsey, P., op. cit., p. 155.
(122) Byron, J., Slavery Metaphors in Early Judaism and Pauline Christianity, Tubingue : Mohr, 2003, p. 17.
(123) Bickerman, E. J., Studies in Jewish and Christian History, Leiden : E. J. Brill, 1986, p. 148.
(124) Chadwick, W. E., The Social Teaching of St Paul, Cambridge (Ang.) : The University press, 1906, p. 80. D’ailleurs, toute la rhétorique d’exhortation morale de Paul est entièrement issue de la tradition parénétique de son milieu pharisien.
(125) Voir, par exemple, Edwards, J. R., The Hebrew Gospel and the Development of the Synoptic Tradition, Grand Rapids : Wm. B. Eerdmans Publishing, 2009.
(126) Kee, H. K., The Beginnings of Christianity: An Introduction to the New Testament, Continuum International Publishing Group, 2005, p. 453, https://helda.helsinki.fi/bitstream/handle/10138/21575/thedrama.pdf.txt;jsessionid=27E40E8736826129738470D3D035E4CA?sequence=1. « Le troisième témoin est Josèphe (37 – 93 ap. J.-C.), un historien juif écrivant en grec. Dans ses œuvres, Josèphe mentionne parfois le stoïcisme et l’épicurisme. Contra Apionem contient la remarque suivante : « Je ne sais pas comment expliquer comment ces notions de Dieu sont les sentiments des plus sages parmi les Grecs […] et comment elles leur ont été enseignées selon les principes qu’il [Moïse] leur a donnés […] car Pythagore, Anaxagore et Platon et les philosophes stoïciens qui leur succédèrent, et quasiment tous les autres, sont des mêmes sentiments, et avaient les mêmes notions de la nature de Dieu. » (Ap 168).
(127) https://www.biblicalstudies.org.uk/pdf/bets/vol09/9-1_yamauchi.pdf.
(128) Davis, R. W., op. cit., p. 43. Voir aussi Kent, C. F., The Makers and Teachers of Judaism From the Fall of Jerusalem to the Death of Herod the Great, New York : Scribner’s, 1911, p. 101.
(129) Byron, J., op. cit., p. 4. Cette notion fit ultérieurement son chemin dans l’islam, dans lequel « Adb Allah » signifie « esclave de Dieu » : « Selon Abu Hafs, être esclave est une parure de l’esclave de Dieu, et celui qui y renonce se dépouille de cette parure (Qushayri, Risala 91, Bab al-cubudiyya ; Sendschreiben 283/25.6). Il n’y a rien de plus honorable que d’être un esclave de Dieu et aucun nom plus parfait pour le croyant que celui d’esclave. À l’heure la plus honorable qui fut dévolue au prophète sur terre, celle de son ascension, Dieu le désigna du nom de : « Grand est Celui qui fit voyager Son esclave de nuit (surah 17/1 ; selon ibn `Atâ Allah, des hommes pieux sont devenus sultans en choisissant d’être esclaves de Dieu (Sharh al-hikam, 2/128). » (in Ritter, H., The Ocean of the Soul: Man, the World, and God in the Stories of Farīd Al-Dīn ʻAṭṭār, traduit par John O’Kane avec l’assistance éditoriale de Bernd Radkte, Leiden : E. J. Brill, 2003, p. 291).
(130) Davis, R. W., op. cit., p. 43.
(131) Hooke, S. H., Myth, Ritual, and Kingship: Essays on the Theory and Practice of Kingship in the Ancient Near East and in Israel, Oxford : Clarendon Press, 1958, p. 24.
(132) Raaflaub, K. A., op. cit., p. 269.
(133) Evola, J., op. cit., p. 241.
(134) Glotz, G., Ancient Greece at Work: An Economic History of Greece from the Homeric, Hildesheim : Georg Olms Verlag, 1987, p. 187.
(135) Ibid., pp. 187-88.
(136) Ibid., p. 190.
(137) Richter, D., S., op. cit., p. 57.
(138) Henrichs, A., in « Harvard Studies in Classical Philology », vol. 88, 1984, p. 140, https://www.spiritual-minds.com/religion/Gnosticts/The%20Sophists%20and%20Hellenistic%20Religion,%20Prodicus%20as%20the%20Spiritual%20Father%20of%20the%20ISIS%20Aretalogies.pdf. John S. Nelson (What Should Political Theory be Now ?, Albany, N.Y. : State University of New York, 1983, p. 219) parle de la « contre-tradition sophiste » sans pleinement réaliser à quel point cette expression est appropriée ; ce n’est pas une exagération de dire (Perkinson, H. J., How Things Got Better: Speech, Writing, Printing, and Cultural Change, Westport, CT : Bergin & Garvey, 1995, p. 47), en dépit de l’utilisation anachronique de l’expression « civilisation occidentale », que « les arguments intellectuels et moraux de Platon et Aristote contre les sophistes (et la destruction des œuvres écrites des sophistes par les disciples de Platon et Aristote) ont désigné ces derniers comme des ennemis de la civilisation occidentale. »
(139) Ibid., p. 56. Il est intéressant de relever que les carvakas semblent avoir été des brahmanes, bien qu’apostats.
(140) Ibid., p. 77.
(141) Guénon, R., Introduction to the Study of the Hindu Doctrines, Hillsdale : Sophia Perennis, traduit par M. Pallis, 2e édition revue, 2001, p. 134.
(142) Haight, E. H., Essays on Ancient Fiction, New York : Longmans, Green and Co, 1936, p. 87.
(143) « Un emprunt et une transformation de la diatribe se produisirent, de sorte que « les traditions juives et les méthodes d’interprétation midrashiques se familiarisèrent avec les méthodes rhétoriques et littéraires hellénistiques. » » (Gadenz, P. T., Called from the Jews and from the Gentiles: Pauline Ecclesiology in Romans 9-11, Tubingue : Mohr Siebeck, 2009, p. 36).
(144) In Navia, L. E., Classical Cynicism: A Critical Study, Westport, CT : Greenwood Press, 1996, p. 67.
(145) Fairey, E., Slavery in the Classical Utopia: A Comparative Study, ProQuest, 2006, p. 59, https://www.emilyfairey.info/drupal/sites/default/files/SlaveryintheClassicalUtopia.pdf.
(146) Foucault, sur la base de la similarité entre les termes grecs désignant la monnaie (noumisma) et la loi (nomos), interpréta cet oracle comme un ordre d’enfreindre les règles ; plus généralement, il vit « la recherche extrême, voire scandaleuse de la véritable vie par les cyniques comme une inversion de, un genre de grimace carnavalesque dirigée à l’encontre de la tradition platonicienne. » (Bernauer, J., Rasmussen, D., The Final Foucault, MIT Press, 1988, p. 110).
(147) Sayre, F., op. cit. p. 46.
(148) Nakamura, H., A Comparative History Of Ideas, Dehli : Motilal Banarsidass Publishing, 1992, p. 182.
(149) Navia, L. E., op. cit., p. 20.
(150) Voir Shea, L., op. cit.
(151) Vogt, K. M., Law, Reason, and the Cosmic City: Political Philosophy in the Early Stoa, New York : Oxford University Press, 2008, p. 24.
(152) Richter, D. S., op. cit., pp. 57-58.
(153) Ibid., pp. 57-59.
(154) Voir Baslez, M. F., Recherches sur les conditions de pénétration et de diffusion des religions orientales à Délos (IIe-Ier s. avant notre ère), École Normale Supérieure de Jeunes Filles, 1977, p. 364 ; Clermont-Ganneau, C., Leroux, E., Recueil d’archéologie orientale, vol. 1, Paris, 1888, p. 187.
(155) Wallace, R., The Three Worlds of Paul of Tarsus, London : Routledge, 1998, p. 57.
(156) Richter, D. S., op. cit. p. 58.
(157) Ibid., p. 57.
(158) Bevan, E., Stoics And Sceptics, Oxford : Clarendon Press, 1913, p. 14.
(159) Elles se sont d’abord fait sentir dans le domaine du langage : « Le grec […] était désormais écrit par de nombreuses personnes d’origine non-hellénique ou tout du moins mixte. Le vocabulaire des hommes instruits était à nouveau devenu énormément plus technique. Quelqu’un a dit que Platon a été capable de créer un système sans utiliser plus d’un terme technique. Si nous nous tournons vers […] les stoïciens, nous constatons que tout un vocabulaire de termes techniques doit être appris par cœur avant que leurs écrits ne deviennent intelligibles. Il est sans doute vrai qu’à certains égards une augmentation des termes techniques marque un progrès de la pensée […] mais l’usage chez ces écrivains va bien au-delà de ce qui est nécessaire. Les verbes simples sont abandonnés pour des composés sans aucun gain d’expressivité ; des termes abstraits se trouvent partout, et ainsi de suite. » (Bury, J. B., The Hellenistic Age ; Aspects of Hellenistic civilization treated by J. B. Bury [and others], Cambridge : University Press, 1923, pp. 34-35).

Si nous nous tournons vers les sophistes,  il convient également de mentionner à cet égard que « les questions de langue, de philologie et de grammaire qui les [les sophistes] intéressent au plus haut point avaient déjà été introduites par de grands Indiens comme Yaska et Panini. Ces deux savants avaient terminé leurs importantes études sur la langue avant que de telles considérations apparaissent en Grèce. » (Riepe, D. M. Naturalistic Tradition in Indian Thought, Delhi : Motilal Banarsidass Publishing, 1996, p. 55.)
(160) Grant, A., Sir, The Ethics of Aristotle, vol. 1, Londres : Longmans, Green, and Co., 1885, p. 308.
(161) Ibid., pp. 309-310.
(162) Voir Zizek, S., The Puppet and the Dwarf: The Perverse Core of Christianity, Cambridge, MA : MIT Press, 2003. Chap. 2 ; voir également Charrier, J. P., La construction des arrière-mondes : La Philosophie Captive 1, Éditions L’Harmattan, 2011, chap. 4. Sur un sujet connexe, on a observé que le portrait des rabbins babyloniens a des points communs avec ceux des sophistes et des rhéteurs qui étaient principalement issus de la partie orientale de l’empire romain du deuxième au troisième siècles ap. J.-C. Parmi les sophistes connus du deuxième siècle se trouvent des asiarques et des grands prêtres (https://www.wosco.org/books/Philosophy/Greek_Sophists_in_the_Roman_Empire.pdf).
(163) Long, A. A., Stoic Studies, Berkeley : University of California Press, 2001, p. 134.
(164) Cela est mis en avant dans les Astronomiques, un poème didactique sur l’astrologie composé par Marcus Manilius, un philosophe et astrologue stoïcien nord-africain du 1er siècle ap. J.-C. et, en particulier, dans sa préface, une courte histoire des origines de l’astrologie, dont le ton est distinctement évolutionnaire. « Son récit combine quatre thèmes (typiquement distincts) issus de traitements antérieurs des origines de la civilisation humaine : (1) la révélation des arts par les héros divins de la culture, (2) le rôle de la Nature pour faciliter le progrès humain, (3) le développement des sciences par des nations barbares d’une grande ancienneté, et (4) le lent progrès par lequel l’humanité animalistique s’est forgée en êtres civilisés en découvrant la connaissance sous la pression de la Nécessité (1.42). » (p. 31) L’institutionnalisation de la monarchie et du sacerdoce est prétendue avoir eu lieu « sous le ciel oriental, dont les terres sont coupées par l’Euphrate ou inondées par le Nil, où les étoiles reviennent à la vue et s’élèvent au-dessus des villes des nations sombres. » (1, 40-67), et est étroitement liée au développement de l’astrologie systématique.
(165) Cumont, F., Astrology and Religion among the Greeks and Romans, New York : London : G. P. Putnam’s sons, 1912, pp. 68-69.
(166) Ibid., p. 82.
(167) Ibid., p. 70. En ce qui concerne Posidonius, il fut « un disséminateur stoïcien de la théologie chaldéenne à ou proche de son pic de popularité chez la plupart des races civilisées. Il eut une grande renommée et beaucoup de partisans pendant la première moitié du premier siècle ap. J.-C. Bien que la plupart de ses écrits ont été perdus, il est raisonnablement clair qu’il mêla la tradition sémitique à la pensée grecque et fut un médiateur intellectuel entre l’Orient et l’Occident qui influença grandement la pensée de l’aristocratie. Il combina avec éloquence le mysticisme et le savoir érudit de l’époque à ce que les historiens modernes appellent les sciences exactes dans un système qui comprenait une adoration enthousiaste des puissances de la nature et du Dieu qui imprègne l’organisme universel. Cicéron assista à ses conférences. Il inspira la plupart de la littérature de ses partisans, y compris les célèbres Astronomiques de Manilius. Ses idées se reflètent dans les œuvres de Sénèque. Cette imprégnation des concepts stellaires dans les cercles intellectuels se répandit finalement dans toutes les classes en même temps que les graines du christianisme étaient semées. » (Willner, J., Westin, L., The Perfect Horoscope, New York : Paraview Press, 2001, pp. 33-34).
(168) Ibid., p. 73-74.
(169) Ibid., p. 99.
(170) Ibid. Le « terme opérationnel clé « sémitique » » est considéré comme étant « nébuleux » par la plupart des étudiants modernes du stoïcisme. Étrangement, le terme « grec » ne l’est pas. Par ailleurs, ils « possèdent peu d’informations concernant les opinions culturelles des peuples non-helléniques du Proche-Orient pendant cette période. » Évidemment, ils ne sont pas capables de déduire la race de l’esprit de ces peuples de leur culture, leurs croyances, leur art, leur économie, etc. Quant aux « antécédents que l’on peut facilement trouver précisément pour ces points de vue que certains érudits ont à tort et indûment qualifiés de « sémitiques » » (Bryant, J. M., Moral Codes and Social Structure in Ancient Greece, Suny Press, 1996), qu’en est-il s’ils sont essentiellement eux-mêmes sémitiques ? Ce qui est vraiment pathétique est que de tels individus ne peuvent même pas écrire le mot « sémitique » sans le mettre entre guillemets.

Un circulus in probando est également utilisé ici : « Mais je pense que certains auteurs récents ont exagéré l’élément oriental introduit dans la philosophie grecque par les premiers stoïciens. Il n’y a presque aucun élément dans la doctrine stoïcienne primitive qu’on ne puisse faire remonter à une origine grecque antérieure. Tout ce que l’on peut dire est que leurs contacts avec le monde oriental, en particulier avec le monde sémitique, aurait pu rendre les stoïciens enclins à mettre l’accent sur l’élément oriental, tout comme ils ont certainement mis l’accent sur et développé certaines doctrines qui étaient probablement d’origine chaldéenne-sémitique mais qui étaient déjà apparues dans la philosophie grecque dès Platon […] » (Armstrong, A. H., An Introduction to Ancient Philosophy, p. 119).
(171) https://www.annettereed.com/reed_abraham.pdf, p. 33.
(172) Ibid., p. 4.
(173) Ibid., p. 34.
(174) Ibid., p. 9.
(175) Radin, M, The Jews among the Greeks and Romans, Philadelphia : Jewish Publication Society of America, 1915, p. 241.
(176) https://deepblue.lib.umich.edu/bitstream/2027.42/84456/1/ezl_1.pdf, p. 9.
(177) Gagarin, M., The Oxford Encyclopedia of Ancient Greece and Rome, New York : Oxford University Press, 2010, vol. 1, p. 22.
(178) O’Sullivan, L., The Law of Sophocles and the Beginnings of Permanent Philosophical Schools in Athens, « Rheinisches Museum für Philologie », 145, 2002, p. 251. Pendant ce temps, la propagande juive sévissait en Attique : les dieux païens étaient souvent conçus par les écrivains juifs « comme n’étant pas des nullités absolues mais des démons existant réellement et mauvais […] Une croyance que l’Église chrétienne primitive a fermement maintenue et prêchée. » « Même des livres destinés principalement aux Juifs contiennent des polémiques contre le polythéisme et des attaques contre les coutumes païennes que le but avoué du livre ne justifie pas. » (Radin, M, op. cit., p. 159) Malgré l’existence répandue de cette propagande juive anti-grecque il ne semble pas y avoir eu de tentatives de la contrôler.
(179) von Wilamovitz-Moellendorff, U., Antigonos von Karastos, Philologische Untersuchungen 4, Berlin, 1881, p. 271. Dans nos pays, le droit de libre association religieuse volontairement accordé par le pouvoir d’occupation est précisément un des paravents légalistes les plus efficaces derrière lequel les dirigeants de la masse extra-européenne que ce pouvoir importe dissimulent leur agenda politique subversif.
(180) Fabre d’Olivet a raison de déclarer que Caton, « entendant Carnéade parler contre la justice, nier l’existence des vertus […] et questionner les vérités fondamentales de la religion, méprisa une science qui pouvait produire de tels arguments. Il demanda le retour de la philosophie grecque afin que la jeunesse romaine ne soit pas imprégnée de ses erreurs ; mais le mal était fait. Les germes destructifs que Carnéade avait laissés fermentèrent secrètement au cœur de l’État, se développèrent dès les premières conditions favorables, s’accrurent et produisirent finalement ce formidable colosse qui, après s’être emparé de l’esprit public, après avoir obscurci les idées les plus éclairées du bien et du mal, annihila la religion et livra la République au désordre, aux guerres civiles et à la destruction ; et se levant à nouveau avec l’empire romain, flétrissant les principes de la vie qu’il avait reçus, nécessita l’institution d’un nouveau culte et s’exposa ainsi à l’incursion d’erreurs étrangères et aux influences des barbares. Ce colosse, victime de sa propre furie, après s’être déchiré et dévoré, fut enterré sous les supercheries qu’il avait accumulées […] » Autant son diagnostic des maux dont souffrait le monde gréco-romain est exact, autant le remède qu’il pense avoir trouvé chez Zénon, « élevé » par la « Providence » pour s’opposer aux ravages du pyrrhonisme, puis chez Descartes et chez Bacon, est pire que le mal (The Golden Verses of Pyhagoras, New York et Londres : G. P. Putnam’s Sons, 1917, p. 203-204).

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